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Culture - Installation

Lara Tabet, féminicide imaginaire extra-muros à Beyrouth

Elle vient de décrocher haut la main le Prix du musée Sursock. Dans son installation photographique « Underbelly » (« bas-ventre ») à la galerie Janine Rubeiz, la médecin ès pathologie biologique y associe données scientifiques et originalité d’inspiration et de dire pictural, se frayant un chemin inédit d’artiste visuelle. Visite guidée dans la pénombre...

Lara Tabet. Photo DR

À contre-emploi, on entre dans l’espace de la galerie Janine Rubeiz dans le noir absolu d’une caverne. Part d’ombre opaque pour l’installation de huit photographies à la chambre, en caissons lumineux, flanquée chacune d’une étagère en plexiglas pour un détail de fluide (sperme, sang…) en coupe microscopique éclairée, pour des scènes de crimes.

Comparables à des toiles (d’une superbe éloquence), les photographies sont sous l’égide de la notion de technique plasticienne de Jeff Wall, explique l’artiste Lara Tabet, qui a reçu récemment le Prix du musée Sursock.

À proximité, dans un espace comme un peu à l’écart, accrochées sur des panneaux-tiroirs blancs, comme pour une archive policière, six autres photographies (sous influence de Larry Sultan et Mike Mandel, souligne Tabet) dardées de spots.

Allure de toiles abstraites, de détails agrandis à l’extrême, paysage de monde lunaire ou fragments « forensiques » (terme désignant les différentes méthodes fondées sur la science afin de servir une enquête policière) pour éclairer le secret des obscurs et macabres désirs humains qui finissent dans un sordide caniveau…

Car il faut le dire sans tarder, cette exposition-installation, avec sa mise en place et mise en scène originales, a tous les aspects d’une tournée de Sherlock Holmes dans une Beyrouth en proie à un serial killer de la lignée de Jack l’Éventreur, qui traque les femmes dans les bas-fonds, les zones interlopes et les coins glauques. Avec des corps de femmes gisants qui s’étalent sous un réverbère (mais il y en a si peu fonctionnant décemment dans un Liban outrageusement malmené en ressources électriques !), à même le bitume, la poussière ou les immondices…

Double révélation et traumatisme d’une ville à travers infrastructures, bâtiments, éboulements et corps des victimes féminines abandonnées mortes sur l’asphalte en nid-de-poule, au pied d’une roue de voiture aux phares laissés allumés ou entre des gravats hétéroclites sans nom…

À regarder ces glaçantes photographies (mais qui dégagent une curieuse charge émotionnelle avec une singulière esthétique baudelairienne) répertoriant les zones urbaines douteuses ou malfamées de la capitale libanaise, coupe-gorges entre amoncellement de détritus et chantiers à l’abandon où peu de personnes s’aventurent la nuit venue (ou parfois même de jour !), le crime fait florès. Et dans ces photos, ces lieux, sombre théâtre de scènes répulsives, sont parfaitement emboîtés et mis en vitrine. Surtout envers des femmes dont on découvre les corps sans vie, mutilés, violentés, dénudés.

Fantasme ou imaginaire fertile de Lara Tabet qui, à travers un concept esthétique audacieux, fait de ce lugubre état des lieux une cartographie fictive et dresse un réquisitoire sans appel du laisser-aller moral, des attitudes meurtrières de la structure d’une mégacité qui a tous les mystères et les dévoiements des villes insolentes dans leur anarchie et leur sens si peu responsable de la sécurité citoyenne. Sans parler de la gratuite et morbide agressivité envers les femmes.

Réquisitoire sociétal

Au départ de ce projet, la lecture d’un ouvrage, en fait le roman intitulé 2666 du romancier et poète chilien Roberto Bolaño. L’auteur narre la violence urbaine dans une cité mexicaine fictive, Santa Teresa, et transpose dans des espaces marginaux, par-delà un réseau de sentiments, la notion du mal. Celui de transgresser et tuer, notamment des femmes. En extrapolant, presque en toute liberté de ton et de frontière, les pages de ce roman qui a remporté plus d’un prix, notamment le National Book Critics Circle Award dans sa version anglaise, Lara Tabet, munie de ses outils et accessoires, c’est-à-dire la science d’une jeune femme médecin en pathologie biologique et d’une solide technicité photographique (formée au Centre international de photographie à New York et récipiendaire de la bourse Lisette Model) questionne la société. Mais aussi le paysage urbain libanais (de Ramlet el-Baïda aux districts industriels de la banlieue en passant par la côte beyrouthine), les agissements des hommes, interpelle le dit et le non-dit, fait dégorger à la part cachée tous ses interdits et ses faux-semblant et, mine de rien, pointe le doigt sur ce qui est déglingué pour dresser un sévère réquisitoire sociétal.

Tout en n’omettant pas, pour une lisibilité jamais prise en faute, une interprétation constamment fournie et par-delà réalisme et savante abstraction, de manier en toute voluptueuse dextérité un vibrant sens esthétique. Ce qui est du reste, avec ses abstractions, son réalisme cru, ses nuances, ses incendies, sa brutalité amortie, ses phosphorescences, ses approximations, sa précision clinique, ses clairs-obscurs, ses noirs, ses lumières blafardes ou aveuglantes, un régal pour la vue.

Galerie Janine Rubeiz

« Underbelly » de Lara Tabet, jusqu’au 20 février 2019. Raouché, imm. Majdalani.

Tél. : 961/(0)1/868 290.


Pour mémoire

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