S’il s’amusait à consulter une(e) numérologue, Nabih Berry n’en ressortirait probablement pas très satisfait : 2019 risque d’être pour lui une sacrée annus horribilis. Il en a connu quelques-unes, cela dit, au cours de ce quasi-demi-siècle d’omniprésence politique et de (sinistres) records cassés, mais sans qu’elles n’entament en rien, pratiquement, l’étrange résilience d’un des zaïms libanais les plus controversés – et les plus roublards – de l’histoire de ce pays. Mais cette nouvelle année s’annonce rudement corsée : il est encerclé de partout.
À la gauche du président de la Chambre, son adversaire fétiche, sans doute fabriqué à partir d’un même moule : le chef du CPL Gebran Bassil, dont on a forcé le coming out politique l’an dernier en faisant fuiter une vidéo de lui traitant Nabih Berry, de tout son cœur, de baltaji – délicieuse traduction en égyptien du mot voyou. Sans oublier bien sûr le beau-père de M. Bassil, Michel Aoun, accessoirement président de la République. Entre Nabih Berry et le tandem familial, donc entre Amal et le CPL, c’est depuis de très longs mois une guerre, pour l’instant verbale, mais franche, et qui dit haut et fort et fièrement son nom. Les lieutenants ont pour noms Ali Hassan Khalil, Ali Bazzi, Salim Jreissati et Ibrahim Kanaan, pour ne citer qu’eux, et ils se coupent tous en quatre pour jeter, à tour de rôle, beaucoup d’huile sur beaucoup de feux. Pourquoi ? Comment expliquer ce conflit profond et permanent au sein de cette doïka présidentielle Aoun-Berry ? Bien sûr, les hommes ne s’apprécient aucunement. Bien sûr, leurs visions de leurs intérêts personnels (et en aucun cas de l’intérêt supérieur de la nation : ce concept est jusqu’à nouvel ordre totalement incompatible avec les ADN d’Amal et du CPL) sont très souvent divergentes. Bien sûr, leurs agendas politiques les obligent à regarder neuf fois sur dix dans des directions radicalement opposées. Mais le cœur du problème est ailleurs : il faut chercher la femme. En l’occurrence, le troisième homme ; le dernier élément de cette fumeuse troïka qui, depuis le début des années 90 avec le triumvirat Hraoui-Berry-Hariri père, fait et surtout défait le Liban, au gré des fluctuations des crises de foi(e) de ses trois composants. Le véritable enjeu, aujourd’hui, de la guerre Aoun-Berry s’appelle Saad Hariri. Qui se laisse faire – intelligemment, pour une fois, et pas mécontent du tout d’être Roxane, tout sourire devant le ring où se battent pour ses si beaux yeux Cyrano et Christian.
À la droite du président de la Chambre, son cauchemar absolu : le Hezbollah. Rentré renforcé de son mercenariat aux côtés de Bachar el-Assad et de ses soldats en Syrie, mais triplement handicapé : par son incapacité à comprendre le tissu libanais, par la détermination d’acier de Benjamin Netanyahu qui lui fait regretter, presque, Ehud Olmert et sa clique de 2006, et, surtout, par la colère encore sourde, mais bien réelle, d’une partie de plus en plus remarquée de la rue chiite (ce qui donne des espoirs fous à Nabih Berry), ce Hezb, non content de contrôler chaque geste, chaque respiration politique de M. Berry, s’est fait un malin plaisir de lui annoncer que son successeur est tout trouvé. Et quel successeur… N’ayant pas d’héritier politique direct (ni fils, ni neveu, ni, encore moins, gendre…), ce qui aurait été grandement à son honneur s’il n’avait pas poussé le clientélisme à des niveaux jamais égalés auparavant, Nabih Berry entendait sûrement sinon prétendre à un nouveau mandat en 2022 (à 83 ans, rien n’est impossible), du moins choisir lui-même celui qui prendra sa place au perchoir. Mais non : en oubliant le très sautillant Jamil el-Sayyed, dont même le Hezb ne veut pas, Hassan Nasrallah a adoubé, et dans les formes, un certain Abbas Ibrahim. Le très ambigu, très étonnant et très Lorenzaccio directeur général de la Sûreté générale. Nabih Berry se posera sans doute à de très nombreuses reprises, courant 2019, cette question, sans que l’on ne sache vraiment si elle l’empêchera de dormir : le mouvement Amal lui survivra-t-il ?
Enfin, au centre, il y a le point nodal, la caisse de résonance de toutes les convergences, de tous les problèmes et de toutes les sueurs froides de M. Berry : la communauté chiite libanaise. Les récentes surenchères du président de la Chambre et de ses hommes, à propos de la participation de la Libye au sommet économique arabe le 20 janvier à Beyrouth et de la disparition de l’imam Moussa Sadr, ne leurrent personne : Nabih Berry, qui doit la totalité de sa carrière, milicienne et politique, à cette disparition, continuera toujours d’utiliser l’affaire Sadr pour ne pas perdre de points aux yeux de ses coreligionnaires, en espérant qu’un jour, elle lui en fasse gagner, mais les gesticulations du très gigotant n° 2 de l’État ont une cause aux antipodes du destin de ce très brave homme qu’était l’imam disparu : l’allégeance de la communauté chiite. Son obédience, même. Parce que, autant Hassan Nasrallah est pieds et poings liés l’obligé de Téhéran et de ses ayatollahs, autant Nabih Berry a été, est et restera l’homme du gang Assad, hier le père, aujourd’hui le fils, qui semble avoir diablement repris du poil de la bête. Il y a infiniment d’eau dans le gaz entre la Syrie et l’Iran et le président de la Chambre, malin parmi les malins, a clairement choisi son camp, clairement annoncé qu’il entendait rééquilibrer, autant que faire se peut (combien de divisions, Amal, face à l’arsenal du Hezb…), la balance entre les influences iranienne et syrienne sur les chiites du Liban.
Il y a à peine trois jours, Nabih Berry a été hospitalisé durant quelques heures pour se faire retirer des calculs biliaires. Tout le monde, naturellement, souhaite au président de la Chambre un prompt rétablissement et une excellente santé, mais des calculs biliaires (très sensibles au stress, c’est un fait médical…), M. Berry en fera probablement, et malheureusement, beaucoup cette année.
Si en plus, il commence à se faire de la bile,il devra penser à revoir ses calculs à la baisse.
16 h 47, le 14 janvier 2019