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Culture - scène

Quand sept anciens détenus de Tadmor désarçonnent le public

Pour la clôture du festival Zoukak Sidewalks, sept anciens détenus libanais rejouent sur scène* dans la pièce « Untitled » leur expérience dans la prison syrienne parfois appelée « le royaume de la mort et de la folie ».

Sept anciens prisonniers de Tadmor rejouent sur la scène, dans le cadre du festival Zoukak Sidewalks, leur quotidien de détenus.

Ils sont sept hommes d’âge mur, le crâne dégarni, l’allure décontractée, à prendre place, un par un, autour d’une table. Ces hommes ont tous été incarcérés pendant plus d’une dizaine d’années dans la prison de Palmyre (Tadmor en arabe), du temps du président Hafez el-Assad, détruite en mai 2015 par l’organisation État islamique. À tour de rôle, ils font leur autoportrait, mais il ne s’agit pas là de leurs traits de personnalités, de leurs occupations et centres d’intérêt. Ce qui définit ces hommes, ce sont les dimensions de leurs cellules étriquées et insalubres, et le nombre d’années pendant lesquelles ils y ont été enfermés. Jouant parfois le rôle des gardes de la prison, ils décrivent et rejouent un quotidien rythmé par des cris, des ordres et un fracas métallique.

Abou Youssef, le plus âgé des détenus, fête son anniversaire. Un travail d’équipe millimétré est mis en place pour le célébrer : les autres prisonniers, ses amis, ont sauvegardé leurs portions quotidiennes de pain, de thé et de confiture pour pouvoir préparer un gâteau. En musique, ils entonnent Joyeux anniversaire et viennent partager le gâteau avec l’audience, parcourant les escaliers du Zoukak Studio. Cette ambiance bon enfant surprend autant qu’elle brise les murs qui se sont dressés devant la vie de ces sept hommes. De tels moments de partage, voilà ce dont ils ont été privés pendant tant d’années. Chacun des détenus complète son portrait en énumérant les bonheurs qu’il a manqués : un mariage, des enfants qui grandissent, une société qui évolue…Le public, un peu désarçonné, est soudain ramené à la brutale réalité par un terrible son métallique : c’est un garde qui rappelle à l’ordre les prisonniers. Cette réalité, ce sont les tortures infligées à des détenus disparus, les nuits où leurs corps doivent s’encastrer les uns contre les autres pour trouver une once de sommeil. Une nouvelle explosion d’acier marque le début d’un nouveau jour, et, dans une chorégraphie silencieuse, l’on passe des tâches ménagères au repas, aux discussions, aux prières, aux moments de faiblesse, aux accès de folie et aux combats à mains nues.


(Pour mémoire : Dans les coulisses de Zoukak, des jokers double genre qui vous mettent en « trans »)

Le flou qu’entretient Untitled entre la réalité carcérale et la liberté de sa théâtralisation se met au service d’un message très clair : autant qu’ils dépendent de l’art pour décrire leur vécu, ces sept hommes ne pourront jamais totalement partager avec le public leur véritable ressenti. Comme pour réveiller le spectateur, Untitled n’hésite pas à le leurrer : quand les détenus lisent à haute voix le contenu des lettres qu’ils écrivent à leurs familles, ce n’est qu’un rêve qu’ils partagent sur scène. Car à Tadmor, « il n’y avait même pas de vent pour amener des feuilles de papier et de l’encre », disent-ils. Alors, au bord des larmes de rage et de frustration, un des hommes mentionne tous les supplices physiques que lui et les autres ont subis, et qu’ils ne pourront jamais montrer au public. « Je ne veux pas leur dire. Je veux leur montrer. » Si la pièce n’a pas de titre, c’est parce qu’aucun titre ne pourra contenir le témoignage total et authentique de leur expérience : « Vous ne pouvez pas partager le sentiment de ce que nous avons vécu. »

Mais Untitled – pièce dont a été tiré un film éponyme – n’est pas là pour abattre ces hommes condamnés à la solitude de leurs traumas ou un public désespérément incompréhensif. Au contraire, les sept prisonniers se font plus forts que leur passé, plus grands que l’œuvre qu’ils jouent. À mesure que chacun relate le plus beau moment de sa vie – qui n’est autre que celui de la libération et des retrouvailles avec les proches –, les anciens détenus de Tadmor appellent le public à n’oublier jamais de rester positif. En l’espace contracté d’une heure de performance, Untitled désarçonne sans relâche le spectateur, par le décalage entre l’art et la réalité, et lui enseignant, au-delà de la souffrance des destins brisés, l’humble désir d’aller de l’avant.

*Zoukak Studio, Art Lounge, corniche du Fleuve, Imm. Salloumi. Les 14, 15 et 16 décembre.


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commentaires (2)

L,OUBLI EST L,INHUMATION DES SOCIETES !

LA LIBRE EXPRESSION

19 h 22, le 14 décembre 2018

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Commentaires (2)

  • L,OUBLI EST L,INHUMATION DES SOCIETES !

    LA LIBRE EXPRESSION

    19 h 22, le 14 décembre 2018

  • Une leçon qui nous vient au moment juste "les anciens détenus de Tadmor appellent le public à n’oublier jamais de rester positif"...que c'est vrai et merci.

    Wlek Sanferlou

    13 h 33, le 14 décembre 2018

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