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Moyen Orient et Monde - Reportage

Ruinés et abandonnés, les bergers irakiens craignent l’après-Daech

Un an après la chute du groupe jihadiste en Irak, les exploitants agricoles s’endettent pour repeupler des troupeaux décimés par la guerre.

Un jeune éleveur dirige son troupeau aux abords de Tishtah, un village rural du nord de l’Irak.

En période de vaches maigres, les agriculteurs irakiens aiment à dire que la perte de bétail est autrement plus douloureuse que la disparition d’un enfant. Aujourd’hui, les cadavres de milliers d’animaux de ferme morts de faim après l’invasion d’un tiers du territoire irakien par Daech hantent encore les esprits. « La situation économique était désastreuse. Environ 60 % de mes 900 chèvres sont mortes de faim car nos revenus étaient insuffisants pour acheter le blé nécessaire à leur alimentation », se lamente Farhan Mohammad Jassem, un agriculteur de 25 ans établi à Tishtah, un village isolé dans les immenses plaines arides de l’ouest de Mossoul.

Suite à ses conquêtes territoriales durant l’été 2014, Daech s’est octroyé le contrôle du commerce de blé, attiré par la perspective de profits substantiels. Le prix du sac de 50 kg s’est envolé, passant de 10 à 70 euros. « Nous mourions de faim et nous nourrir avec le blé prévu pour le bétail était une question de vie ou de mort », se rappelle Farhan.

En outre, Daech a imposé la zakat, un des cinq piliers de l’islam, aux agriculteurs implantés sur ses terres «nouvellement acquises». Une pratique qui requiert que chaque individu offre une partie de son revenu en guise de charité. Une fois par an, les jihadistes confisquaient ainsi un animal sur quarante, souvent le plus beau du cheptel.


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Avenir incertain

Si, un an après la défaite de l’État islamique, la reconstruction des centres urbains et des infrastructures publiques progresse, les villages demeurent largement oubliés. « Il n’y a personne pour nous aider, la plupart des agriculteurs n’ont pas les moyens de repeupler les troupeaux décimés par la guerre et personne ne nous accordera jamais de prêt », regrette Farhan Mohammad Jassem. Par conséquent, la moitié des 60 exploitations agricoles établies à Tishtah ont fait faillite et le revenu moyen par famille a été divisé par deux pour tomber à 75 euros par mois. Entre 1991 et 2017, la part de l’agriculture dans l’emploi en Irak est passée de 34 à 19 pour cent.

Contacté par L’Orient-Le Jour, un porte-parole du ministère de l’Agriculture irakien, Hameed al-Nayef, affirme que les initiatives de soutien aux éleveurs existent, mais demeurent insuffisamment financées et sont réservées aux éleveurs agréés.

Âgée de 70 ans, Hamda Khalaf n’a jamais entendu parler d’un tel dispositif. Assise sur le sol poussiéreux aux côtés d’une amie, elle pleure en silence la perte de ses chèvres, poulets, moutons et vaches. « Quand Daech a capturé notre village, j’ai fui et tout laissé derrière moi, y compris mes animaux », dit-elle. Malgré le désespoir manifeste des paysans, le gouverneur de la province de Ninive, Nofal Hammadi, affirme à L’Orient-Le Jour que les villages de la périphérie de Mossoul sont plus beaux qu’avant la présence de Daech. « Dites-lui de venir voir ! » hurle de colère Saleem Abdallah Hamad, le chef du village. Exaspérées par la destruction des maisons et des troupeaux, les familles vivant à Tishtah ont demandé une indemnisation au gouvernorat de Ninive en mars 2018. À ce jour, aucune n’a reçu de réponse. « Je ne reçois aucun soutien des autorités locales pour reconstruire mon habitation, j’ai dû contracter un prêt de 880 € mais il me faudra un an pour le rembourser », explique un agriculteur. Selon le Regional Food Security Analysis Network (RFSAN), la restructuration du secteur agricole irakien doit constituer l’un des éléments centraux du processus de l’ère post-Daech.

Le climat joue également contre les agriculteurs de la région. « Avant, les troupeaux pouvaient pâturer. Malheureusement, l’herbe est de plus en plus rare en raison de la crise de l’eau et nourrir le bétail exclusivement avec du blé est trop coûteux », affirme Ibrahim qui montre avec tristesse le sol fissuré d’un champ aride. Autrefois riche en eau, l’Irak est aujourd’hui confronté à la pire crise dans ce domaine depuis 1931 alors que les précipitations ont diminué de moitié.


(Lire aussi : L’Irak « en mode survie » sur la gestion des ressources hydrauliques)


Sentiment d’abandon

À Qaryat al-Ashiq, un village situé à quelques kilomètres de Tishtah, Salam Mohammad Khalaf, 36 ans, a perdu sa quatrième vache lorsqu’elle a marché sur une mine. « Voir ma vache exploser dans un champ m’a attristé », dit-il ému.

Après avoir informé l’armée irakienne de la dangerosité de la zone, Salam s’est vu répondre que les vastes champs bordant les villages ne peuvent être nettoyés des roquettes et mines non explosées. Selon Mahmoud Yassen Noman, le chef du village, plusieurs opérations de déminage ont néanmoins été menées au profit d’agriculteurs disposant de relations privilégiées avec les autorités locales. « Mourir serait mieux que de vivre dans une telle situation », se désole Mahmoud.

« Le sentiment d’abandon est un problème endémique en Irak », affirme Ibrahim al-Marashi, professeur associé d’histoire irakienne à l’Université d’État de Californie à San Marcos. Une étude publiée en 2016 par l’Institute for the Study of War (ISW) assure que l’absence de gouvernance locale pourrait encourager le retour d’une situation similaire à celle qui a favorisé l’émergence du groupe État islamique. Parmi les 16 000 éleveurs vivant dans les environs de Mossoul, rares sont ceux qui semblent croire le gouvernement capable de relever les défis de l’après-Daech. « Les troupeaux sont notre principale source de revenus, alors nous allons nous battre, mais nous ne savons pas de quoi notre avenir sera fait », s’exclame Farhan Mohammad Jassem, affirmant compter sur Dieu pour trouver une issue positive.


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