Il n’y a pas de dictateur à faire tomber. Pas non plus d’État policier ou de moukhabarate prompts à vous faire disparaître à la moindre critique. Là-bas, les manifestations populaires sont autorisées, les oppositions libres de s’exprimer et les pires insultes contre le chef de l’État tolérées. Là-bas, l’école (de qualité) est gratuite tout comme les services de santé, et l’État vient en aide aux plus démunis. Là-bas, c’est l’État de droit qui prévaut.
Là-bas a pourtant ressemblé un (petit) peu à ici le temps d’un week-end. « J’ai l’impression d’être à Beyrouth », ont confié à L’OLJ plusieurs Libanais résidant dans la capitale française et ayant été témoins samedi de la colère des gilets jaunes. Le déferlement de violence verbale et physique, les voitures en feu, les Champs-Elysées saccagés, la désorganisation générale, l’esprit communautaire des frondeurs sont autant d’éléments qui donnent l’impression de passer, toutes proportions gardées, d’une rive à l’autre de la Méditerranée.
La comparaison pourrait prêter à sourire si le sujet n’était pas aussi grave. C’est pour faire tomber de (vraies) dictatures que les Arabes se sont soulevés il y a maintenant huit ans de cela, portés par une aspiration démocratique. C’est cette même démocratie qui est aujourd’hui fragilisée dans le monde occidental, parfois même caricaturée en régime dictatorial, dans une arène politique où les mots ont perdu une grande partie de leur sens.
Le 7 mai 2017, d’aucuns ont considéré que l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence française marquait la fin du cycle populiste pour les démocraties occidentales. La large victoire d’un jeune libéral et pro-européen laissait entrevoir l’espoir d’un renouveau politique qui ne soit pas dominé par les extrêmes. Force est de constater que c’était une illusion. Non seulement Emmanuel Macron a pour l’instant semblé très isolé sur les scènes européenne et internationale, mais il est en plus désormais confronté à un mouvement qui, dans son ADN antisystème, n’a pas grand-chose à envier au Brexit ou à la victoire de Donald Trump.
C’est sans doute parce qu’il incarne auprès de ses détracteurs l’image d’un président des riches, qui serait déconnecté des réalités populaires et qui plus est arrogant, que la fronde est aussi violente contre Emmanuel Macron à qui tout avait pourtant si bien réussi jusqu’alors. Sa conception de la verticalité du pouvoir, sa volonté de marginaliser les corps intermédiaires, son manque de pédagogie pour accompagner des réformes passées à un rythme effréné ont certainement catalysé la colère d’une partie des Français. Mais le phénomène semble largement dépasser le cas d’Emmanuel Macron et la scène franco-française. Malgré les spécificités inhérentes à chaque mouvement et à chaque pays, on y retrouve le même sentiment de déclassement et d’abandon de la part d’une partie non négligeable de la population que dans les autres démocraties occidentales. On y retrouve aussi les mêmes divisions, parfois grossières, entre les grandes villes et les territoires périphériques, entre les CSP+ et les ouvriers, entre ceux qui considèrent (à tort ou à raison) que la mondialisation leur a été profitable et ceux qui considèrent au contraire (de façon tout aussi subjective) qu’elle leur a été dommageable. On y retrouve aussi la même démagogie des populistes qui instrumentalisent ces colères pour servir leurs intérêts, la même rhétorique d’un « nous contre eux » qui ne laisse aucune chance au dialogue, la même diffusion à grande échelle de fausses informations et la même utopie d’un retour à une époque fantasmée où tout était forcément mieux.
De l’autre côté, celui du pouvoir, les mêmes carences sont aussi observables : sentiment d’impuissance et incapacité à renouer le dialogue avec un électorat populaire en attente de réponses à la fois fortes et simples. Les non-populistes n’arrivent pas à construire un récit qui intègre les classes populaires tout en leur faisant prendre conscience que le temps mythifié des trente glorieuses et de la croissance indéfinie est terminé. Ils ne peuvent plus utiliser les vieilles recettes politiques et n’arrivent pas à en inventer de nouvelle : en découle le sentiment d’une politique de petits pas, de correction, forcément limités par la nécessaire prise en compte d’enjeux globaux qui, du fait même de leur nature, la dépasse largement.
Le cadre national dans lequel évolue le politique semble effectivement limiter sa marge de manœuvre pour réguler une économie largement mondialisée. Dans le même sens, il apparaît plutôt inadapté pour répondre aux grands enjeux du siècle – environnementaux, numériques, migratoires, sécuritaires – qui touchent directement et violemment les catégories populaires. Ces dernières se tournent ainsi, de façon tout à fait logique, vers ceux qui ne s’embarrassent pas du réel et lui promettent au contraire monts et merveilles.
P.-S. : voir les défenseurs français du régime Assad, qui n’ont pas de mots assez durs pour disqualifier la révolte syrienne, se poser en fer de lance de la « révolution contre Macron » en dit long sur leur honnêteté intellectuelle et sur leur vision du monde. Les amoureux de l’ordre en Orient deviennent les promoteurs de l’insurrection dans leur pays. Autrement dit : vive la révolution ! Mais pas pour les autres…
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01 h 29, le 04 décembre 2018