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Idées - Droits

Loi libanaise sur les disparus : une avancée décisive, mais le combat continue

Des parentes de victimes de disparition en Syrie posent une dernière fois devant la « tente des disparus », après dix ans de sit-in, en décembre 2015. Photo Nasser Traboulsi

Le 30 août, à l’occasion de la Journée mondiale des disparus, le docteur Aboujaoudeh, médecin légiste, faisait irruption au milieu d’une table ronde organisée par le Comité international de la Croix-Rouge pour sortir d’un sac, au vu de tous, le crâne d’un jeune homme exécuté d’une balle dans la tempe. Le public, atterré, se retrouvait face à face avec les restes mortels de l’un des 17 000 disparus des guerres du Liban, et face au problème de l’absence de volonté étatique pour régler le problème, depuis plus de 40 ans. Ce crâne, découvert dans une forêt, ne trouvait nulle autorité ou institution officielle pour s’en occuper. Il demeure encore dans une caisse au domicile du bon médecin.

Désormais, grâce au vote, mardi par le Parlement, de la loi sur les disparus et victimes de disparition forcée, ces restes mortels pourraient trouver une sépulture digne et une famille qui pourrait enfin pleurer son mort et faire son deuil. Car c’est bien pour cela que la loi a été élaborée, après plusieurs années d’attente.


(Lire aussi : Loi sur les disparus : les familles tiraillées entre joie et appréhension)


Briser les tabous

Le combat a en effet été long et difficile depuis 1975. Pour obtenir ce vote, il aura d’abord fallu la détermination et le courage d’une poignée d’activistes que j’ai longuement accompagnés : les représentants d’associations de familles de disparus comme Wadad Halwani, d’associations spécialisées comme Ghazi Aad, des mères de victimes comme Odette Salem (ces deux derniers, hélas, décédés avant de voir l’issue de leurs efforts), et bien d’autres encore...

Il aura aussi fallu agir pour surmonter les pressions, briser tabous et silences, pour porter le problème dans le débat public et réclamer des mesures aux autorités libanaises et syriennes par des manifestations diverses, dont le sit-in le plus long de l’histoire du Liban, depuis 2005, à la « tente des disparus » au centre-ville de Beyrouth ; faire travailler ensemble des acteurs éparpillés au Liban, en Israël et en Syrie ; rejeter les expériences malheureuses des trois commissions nommées par l’État (en 2000, 2001 et 2005) – non pour régler, mais pour enterrer la cause des disparus –; recourir à la justice avec plus ou moins de bonheur ; apprendre les bonnes pratiques d’ailleurs, notamment à l’occasion d’un voyage d’étude organisé par un groupe d’associations spécialisées en 2010 à Sarajevo (Bosnie-Herzégovine) en 2010 ; rédiger un avant-projet de loi, tout en réglant des petits conflits internes relatifs à une opportunité, manquée en 2012, de former une commission nationale par décret ; porter le combat au sein du Parlement avec trois questions parlementaires, deux propositions de loi (l’une déposée par moi-même et Ziad Kadri ; l’autre par Hikmat Dib) et des dizaines de réunions en commission ; dialoguer avec les différents acteurs politiques, dont les anciens chefs de milice responsables des crimes de disparition forcée. Ainsi, la loi votée était la résultante de tout ce passé, de tout ce combat dont elle était une revendication incessante. Elle représente une prise en charge officielle par l’État de sa responsabilité pour régler efficacement ce problème. Elle opte pour une approche de règlement humanitaire, permettant aux familles de connaître le sort de leurs proches, et non une approche de justice, car elle ne tend pas à établir des faits délictuels ni à faire assumer à des acteurs de la guerre une responsabilité pénale ou même politique. C’était le choix des familles dans le contexte de la conjoncture politique libanaise.


(Lire aussi : Les disparus ont enfin leur loi, l’État libanais face à ses responsabilités)


Ni discrimination ni rétroactivité

De ce fait, la loi consacre d’abord des droits et des obligations fondamentaux relatifs au règlement du problème des disparus, particulièrement : de connaître leur sort, d’information, de non-discrimination, d’indemnisation.

À cet effet, elle crée la Commission nationale des disparus et des disparus forcés, une institution permanente, indépendante et spécialisée, jouissant de la personnalité juridique administrative et financière. Elle est formée de 10 membres représentant en grande majorité la société civile et les familles de disparus. Seule la fonction de sa présidence est prévue à plein temps et salariée (ce qui en allège le coût).

La loi confie à la Commission nationale la mission de faire valoir aux familles des disparus leurs droits fondamentaux. Principalement, elle devra d’abord établir une base de données complète de tous les disparus du Liban – y compris les données personnelles d’avant la disparition – et une base de données ADN. Elle devra ensuite encourager toute personne ou institution à divulguer des informations relatives aux disparitions et aux lieux de détention ou d’inhumation éventuelles, en garantissant la protection des informateurs. Sa mission consiste également à rechercher les personnes disparues où qu’elles se trouvent (au Liban, en Syrie ou ailleurs), sans aucune discrimination. La commission aura enfin à œuvrer à délivrer les disparus vivants, sinon rapatrier ou exhumer leurs restes mortels, les identifier et les remettre à leurs proches. La loi contient des dispositions détaillées relatives à l’exhumation des restes mortels et à la protection des sites où ils se trouvent, à l’encouragement à la production d’informations, y compris par le biais de dispositions pénales.

La loi charge aussi la Commission nationale d’émettre des certificats de disparition et de recommander au Conseil des ministres des mesures d’indemnisation morales (journées de commémoration, érection de monuments) et matérielles des victimes et de leurs proches.


Relisez aussi notre dossier spécial : Disparus de la guerre civile : S'ils pouvaient témoigner...


Enfin, dans son article 37, la loi définit un nouveau crime relatif à la disparition forcée, pouvant entraîner une peine de 5 à 15 ans de réclusion criminelle. Compte tenu des débats et inquiétudes soulevés par cet article (et sa compatibilité avec la loi d’amnistie générale du 26 août 1991), il est important de rappeler que ces dispositions n’ont point d’effet rétroactif, selon le principe bien établi en droit pénal.

Maintenant que la loi est votée, toute l’attention doit se porter sur sa bonne application (qui n’a pas nécessairement besoin de décrets d’application), à savoir : la nomination d’abord de (bons) candidats à la Commission nationale par les diverses instances indépendantes qui en sont chargées ; puis la désignation de ses 10 membres et sa dotation en ressources financières appropriées en Conseil des ministres ; enfin, et c’est là une vraie gageure, le succès de la mise en œuvre effective par la commission de l’ensemble des missions évoquées plus haut, avec courage et sagesse. L’un des principaux défis à cet égard sera de déterminer, par exemple, dans quel ordre commencer l’exhumation des fosses communes et comment surmonter les obstacles politiques éventuels.

Le combat est donc loin d’être fini : restons vigilants !

Par Ghassan Moukheiber

Avocat, ancien député (2002-2018), coauteur de la loi du 13/11/18 sur les victimes des disparitions forcées et ancien président de la sous-commission qui l’a élaborée au Parlement.


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