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Liban - Droits de l’homme

Les disparus, grands oubliés du Liban

À l’occasion de la Journée internationale des victimes de disparition forcée, les familles réitèrent leur appel à faire la lumière sur le sort de leurs proches.

Dans le village de Kfar Katra (Chouf), Nasser tenant la photo de son frère Wadih disparu depuis 1982. Pour ne pas oublier... Photo Patrick Baz/CICR

« Qu’est-ce qu’on peut encore dire ? Nous sommes las de parler ! » Dans le jardin Gebran Khalil Gebran, place Riad el-Solh, dans le centre-ville de Beyrouth, les familles des personnes disparues au Liban et en Syrie sont rassemblées, une fois de plus, pour réclamer leur droit à la vérité de connaître le sort de leurs proches.

Hier, le jardin grouillait de mamans, d’épouses, de sœurs, de pères, de frères, d’enfants… de personnes dont il ne reste qu’un vague souvenir qui se brouille avec le temps. Sur les lieux, la chanson La dallayt wala fellayt, littéralement « Tu n’es ni resté ni parti », dédiée à ces personnes, passe en boucle.

Réunies à l’occasion de la Journée internationale des victimes de disparition forcée, fixée au 30 août, ces familles, venues des quatre coins du pays, ont de nouveau assuré qu’elles « ne veulent pas demander des comptes », encore moins « réclamer des sanctions ». « Nous voulons juste nous fixer sur le sort de nos proches pour pouvoir continuer notre vie », affirme ainsi Mountaha Haïdar, dont le fils Samir a disparu en octobre 1983, à l’âge de 19 ans. Il était enrôlé dans l’armée. Agrippée au portrait de son fils, soigneusement gardé dans un cadre doré, cette femme reprend : « Au commandement de l’armée, on estime que mon fils a déserté. Ce n’est pas vrai ! Il a été enlevé par un certain Raymond, surnommé el-wahch (le monstre). J’appelle le gouvernement à corriger cette information et à me rendre mon fils. Si mon fils était un des leurs, ils auraient remué le ciel et la terre pour le trouver. Mais il ne l’est pas… » Plus loin, Hala et Nada sont assises à l’ombre d’un arbre. Silencieuses, elles suivent d’un œil hagard les va-et-vient dans le jardin. Vêtues d’un tee-shirt à l’effigie de leur frère Ramzi Hamadé, disparu en 1983 à l’âge de 18 ans, elles écrasent discrètement une larme au coin de l’œil. « Cela fait trois ans que nous cherchons, Nada et moi, à connaître la vérité sur son sort, confie Hala. Maintenant que nos enfants ont grandi, nous pouvons nous consacrer à plein-temps à ce dossier. Nous ne voulons pas demander des comptes. Nous voulons juste connaître la vérité. »


(Pour mémoire : Coup d’envoi d’une série de rassemblements pour sensibiliser à la cause des disparus)


« C’est comme si nous sommes marqués au fer rouge »
Nahil ne mâche pas ses mots. Son mari, Kozhaya Chehwan, a été enlevé en juillet 1980, à l’âge de 28 ans, la laissant avec quatre enfants âgés entre quatre ans et quatorze mois. Il a été enlevé sur les lieux de son travail à l’usine de Selaata. « Nous n’en pouvons plus des paroles creuses des responsables, lance-t-elle. Cela fait trente-huit ans que mon mari a disparu. Je suis sûre qu’il est détenu en Syrie. Je l’ai vu ! Nos dirigeants ne font rien pour ces familles. Notre dossier est jeté au fond d’un tiroir ! »

« Il est grand temps que les responsables se penchent sérieusement sur le dossier des victimes de disparition forcée, déclare de son côté Rabiha Riachi, dont le mari, Toni, le frère de ce dernier, Georges, et leur cousin, Mansour, ont disparu le 31 août 1985. Ils étaient respectivement âgés de 27, 31 et 35 ans. » Comment peut-on mettre en mode pause la vie de ces gens et de leurs familles », se demande-t-elle. « Personnellement je vis sans vraiment vivre, poursuit-elle. Malgré les petits événements positifs dans ma vie, je sens que quelque chose me manque. Je ne sais pas à quel point nos responsables sont sérieux. La guerre est terminée, mais notre histoire se poursuit. C’est comme si nous étions marqués au fer rouge. Nous ne pouvons pas avancer dans notre vie. De plus, nous ne pouvons rien faire. Nous n’avons aucun pouvoir. C’est à eux d’agir. » 


(Pour mémoire : Liban : Quand des disparus entrent en campagne)


Des avancées, mais encore…
Le sit-in d’hier, organisé à l’invitation du Comité des familles des disparus et kidnappés au Liban, clôturait une série d’événements organisés tout au long du mois d’août dans les différentes régions pour sensibiliser à cette cause qui remonte à plusieurs décennies. « Nous avons réussi au cours de la dernière année à faire parvenir notre voix à de nouvelles souches de la société, y compris des forces politiques et partisanes avec lesquelles nous n’avions pas de contacts », explique Wadad Halaouani, présidente du Comité des familles des disparus et kidnappés au Liban. Rappelant que le projet de loi relatif à la création de la commission nationale pour les victimes de disparition forcée en Syrie et au Liban avait été approuvé, lors de la précédente législature, par les commissions parlementaires des Droits de l’homme et de l’Administration et de la Justice, Wadad Halaouani s’interroge sur les raisons pour lesquelles le Premier ministre désigné n’a toujours pas proposé en Conseil des ministres les mesures en vue de la création de la banque d’ADN. « Pourquoi le président de l’Assemblée nationale, Nabih Berry, n’a toujours pas soumis au vote en séance plénière le projet de loi visant à la création de la commission nationale des disparus ? » se demande-t-elle encore, affirmant que les familles ne baisseront pas les bras.

Ghassan Moukheiber, ancien député qui a suivi de près le dossier des disparus, explique à L’Orient-Le Jour que « deux actions sont requises pour mettre le dossier sur la bonne voie » en voie de sa résolution. « Le Parlement doit débattre la pétition populaire, déposée par le comité des familles des disparus et kidnappés au Liban à la première séance et voter aussi la loi pour la création de la commission nationale, avance-t-il. De son côté, le gouvernement devrait institutionnaliser le travail du CICR. »

Rappelons que depuis 2012, cet organisme a réuni jusqu’à ce jour plus de 3 000 questionnaires avec des informations détaillées sur des personnes victimes de disparition forcée. Le CICR a également collecté 1 266 échantillons de salive des familles de 609 personnes disparues pour former plus tard la banque d’ADN. De plus, il forme des personnes pour suivre le travail de la commission nationale lors de sa formation.

Ces deux mesures ne sont « qu’un outil de travail », insiste M. Moukheiber. « En les prenant, on ne règle pas le problème, ajoute-t-il. Il faut que la commission nationale puisse être nommée et commencer son travail. Mais au moins, l’État prendra enfin ses propres responsabilités et ne les rejettera plus sur les familles. » Et d’assurer qu’il continuera à suivre ce dossier comme il l’a déjà fait avant et pendant son mandat à l’hémicycle.


(Pour mémoire : La proposition de loi pour la formation d’une commission pour les disparus approuvée en commission)


Débat et exposition
Les personnes présentes ont par la suite inscrit sur des foulards le nom de leurs proches disparus et la date de leur disparition. Les enroulant autour du cou, la foule s’est dirigée, accompagnée de M. Moukheiber, vers le siège du Parlement. Leur marche a toutefois été interrompue à quelques mètres de l’Escwa, les agents des Forces de sécurité intérieure ayant reçu l’ordre de leur interdire l’accès à la place de l’Étoile. Finalement, ce sont Wadad Halaouani et Ghassan Moukheiber qui s’y sont rendus pour remettre à M. Berry deux foulards : le premier au nom d’Odette Salem, fauchée par une voiture en 2009 à proximité du jardin Gibran Khalil Gibran et dont deux enfants sont portés disparus, et le deuxième qui insiste sur la nécessité de résoudre le dossier.

Dans l’après-midi, le CICR a organisé, au Art on 56th, à Gemmayzé, un débat sur l’importance de la promulgation de la loi pour la formation de la commission nationale ainsi qu’une exposition pour sensibiliser à la cause des disparus.

Dans une allocution, Pablo Perclesi, chef adjoint de la délégation du CICR au Liban, a affirmé que « le temps presse » parce que « les bases d’un mécanisme national susceptibles de donner des réponses aux familles ont été jetées », mais aussi parce qu’« en gérant le passé, le Liban peut préparer son avenir ». « Des milliers de personnes seraient ainsi délivrées de leurs souffrances », a-t-il ajouté.

Roula Tabch Jaroudi, députée du courant du Futur, qui a pris part au panel de discussion aux côtés de Ghassan Moukheiber et Wadad Halaouani, a de son côté affirmé qu’elle s’activera pour que la loi soit votée.

« Nous combattons depuis quarante ans pour pouvoir enterrer nos proches, lance Wadad Halaouani. Nous ne voulons punir personne. Nous voulons pouvoir mener une vie normale à l’instar de vous tous ici présents. Nous ne pouvons plus attendre. Nous ne voulons pas de guerre. Nous recherchons la paix. Nous ne voulons plus être des victimes. »


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Patrick Baz : Parce qu’au Liban, l’amnésie est une maladie endémique et collective...

Avec Nathalie Naccache, une des figures de proue de la nouvelle génération de photojournalistes au Liban, Patrick Baz, responsable AFP-services pour la région MENA, a répondu par l’affirmative à la commande du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Le CICR leur a demandé, à l’occasion de la Journée mondiale des disparus, de raconter l’histoire de certaines familles de disparus – avec une exposition à la clé, à la galerie Art on 56 jusqu’au 6 septembre, et un take-over sur Instagram.

Rappelons que L’Orient-Le Jour avait tenu une rubrique hebdomadaire entre 2011 et 2012 pour garder vive la mémoire de ces disparus. Une idée reprise plus tard par l’ONG Act for the Disappeared, en partenariat avec L’OLJ et d’autres journaux.

Patrick Baz, qui a passé deux jours avec deux familles différentes dans le Chouf, a répondu aux questions de L’OLJ.


Pourquoi avoir dit oui au CICR ?

« En tant qu’ancien photographe de guerre, je me suis toujours senti comme un intrus, une sorte d’envahisseur qui entre dans les maisons des gens pour photographier des funérailles et des destructions, puis les laisser avec leurs douleurs et leurs chagrins. Cela m’a fait sentir mal à l’aise, inutile et égoïste. Couvrir cette histoire pour le CICR dans mon propre pays m’a aidé à vaincre mes démons. Je n’envahissais plus la vie privée des gens dans le malheur. Au contraire, j’étais le bienvenu, je contribuais à aider les familles à retrouver leurs proches disparus, j’étais impliqué dans mon sujet sans craindre de perdre ma neutralité. » Qu’est-ce que ne pas oublier peut changer ?

« L’amnésie étant une maladie endémique et collective au Liban, c’était une façon de rappeler les horreurs du passé en espérant qu’elles ne se répètent pas. » Qu’est-ce que le mot espoir veut encore dire au Liban en 2018 ?

« L’espoir reste une ancre pour la majorité des Libanais, un pilier sur lequel s’appuyer pour continuer à survivre, persévérer, aller de l’avant. »




Lisez aussi notre dossier spécial : Disparus de la guerre civile : S'ils pouvaient témoigner...


Pour mémoire
Laissez les disparus mourir de leur vraie mort, laissez leurs parents vivre leur vraie vie

« Qu’est-ce qu’on peut encore dire ? Nous sommes las de parler ! » Dans le jardin Gebran Khalil Gebran, place Riad el-Solh, dans le centre-ville de Beyrouth, les familles des personnes disparues au Liban et en Syrie sont rassemblées, une fois de plus, pour réclamer leur droit à la vérité de connaître le sort de leurs proches.Hier, le jardin grouillait de mamans,...

commentaires (6)

Beaucoup de disparus.pour savoir où chercher il faut savoir qui a enlevé ces personnes Si ceux qui sont en charge de nous le faire savoir sont ceux qui les ont enlevés alors vous pouvez attendre et ceci explique pourquoi on a attendu jusqu'à maintenant.

Andre Klat

15 h 39, le 03 septembre 2018

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Commentaires (6)

  • Beaucoup de disparus.pour savoir où chercher il faut savoir qui a enlevé ces personnes Si ceux qui sont en charge de nous le faire savoir sont ceux qui les ont enlevés alors vous pouvez attendre et ceci explique pourquoi on a attendu jusqu'à maintenant.

    Andre Klat

    15 h 39, le 03 septembre 2018

  • Philippo Grandi, diplomate italien, est pour le retour dans la dignité des réfugiés en Syrie, un retour forcé serait contre-productif. A Philippo Grandi : Les mamans, les épouses, les soeurs, les frères, les pères, les enfants des disparus forcés en Syrie ou ailleurs, sont pour le retour forcé ou non-forcé, productif ou non-productif de leurs disparus forcés ou enlevés. Point à la ligne.

    Un Libanais

    19 h 12, le 31 août 2018

  • Le plus révoltant date de deux jours : Un employé licencié légalement des Wakfs de Zghorta-Ehden, a menace d'assassiner Mgr Stéphane Doueihi. Appréhendé par les Autorités et écroué. Après 48 heures, il est libéré à la demande d'un mini-lèche-majesté. C'est cela la justice au Liban en 2018. La vie d'un homme ne vaut pas plus qu'une balle de kalachnikov.

    Un Libanais

    15 h 59, le 31 août 2018

  • Mon neveu a été enlevé en 1978 à Sin El Fil avec d'autres 3 , ca c'est la Syrie

    Eleni Caridopoulou

    15 h 31, le 31 août 2018

  • Le mépris et l'indifférence de toutes les nations du monde, y compris de la France, des USA et de la Russie à ce sujet, sont révoltants.

    Shou fi

    09 h 19, le 31 août 2018

  • OU SONT CEUX QUI AVAIENT PROMIS QUE CE DOSSIER SERAIT EN PRIORITE DE LEUR OCCUPATION ?

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 07, le 31 août 2018

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