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Idées - Commentaire

L’État islamique en Irak : un jihadisme ritualisé

Juste après un attentat-suicide à Kirkouk en novembre 2017. Marwan Ibrahim/AFP

Dimanche 23 septembre 2018, cinq membres de l’État islamique étaient arrêtés par la police et les forces spéciales irakiennes à Mossoul, dans le cadre d’une vaste opération d’arrestations contre les militants de l’organisation terroriste ayant survécu à l’assaut militaire de 2017 dans cette même ville. Ces hommes s’étaient, pour la plupart, cachés dans les tunnels secrets de la zone et dans des caves ; ils planifiaient de s’en prendre à des populations civiles locales.

Cet incident, comme tant d’autres survenus depuis un an, démontre, s’il en est encore besoin, que le mouvement jihadiste n’a jamais été entièrement défait, comme l’annonçait pourtant fin 2017 le gouvernement du Premier ministre sortant Haïdar al-Abadi, et qu’il retient, au contraire, d’importantes capacités de nuisance sur fond d’instabilité sociopolitique structurelle.


Une violence omniprésente
À l’heure où la colère sociale gronde dans les principales provinces chiites du sud, où les protestataires accusent les autorités d’impéritie et réclament des réformes dans tous les secteurs prioritaires de la reconstruction irakienne, la violence reste omniprésente dans les gouvernorats sunnites du centre et du nord, où les jihadistes, un temps, avaient établi leur proto-État.

Au cours du seul mois d'août 2018, la Mission d’assistance des Nations unies en Irak (MANUI) faisait état de 90 citoyens irakiens tués et de 117 autres blessés dans des attentats visant, par ailleurs, essentiellement l’armée irakienne et les figures et symboles de l’État central. Plusieurs sources sécuritaires s’accordent à dire que le groupe jihadiste continue de constituer une menace existentielle pour l’Irak.

Pour autant, ce qui demeure communément présenté comme un « retour » de l’État islamique dans ce pays n’en est pas vraiment un. Résurgence ou réorganisation sont deux termes sans doute plus adéquats pour décrire le processus à l’œuvre, quoiqu’ils n’en disent pas non plus davantage sur ce qui se trame sur le terrain, sur les causes, logiques et conséquences de cette persistance.

En effet, si les jihadistes ont perdu la plupart des centres urbains qu’ils gardaient sous leur contrôle (et ce faisant une majorité de leurs infrastructures), et s’ils ont dû se replier dans le désert pendant des mois et adopter une nouvelle stratégie, ils doivent avant tout leur survie à la ritualisation de la violence qu’ils ont alimentée dans le temps long, synonyme d’un climat émotionnel qui leur est encore partiellement favorable parmi certaines franges sunnites.


(Lire aussi : L'EI est défait, mais les problèmes de fond subsistent)


Le jihad comme rite d'interaction
Telle que développée par le sociologue américain Randall Collins (1975), et inspirée par les réflexions d’Émile Durkheim et d’Erving Goffman, la théorie des rites d’interaction permet de rendre compte de la force motrice des séquences stéréotypées de l’activité sociale. Appliquée à l’étude d’une insurrection comme celle de l’État islamique en Irak, elle renforce la compréhension des logiques mobilisatrices au sein de ce groupe et vers l’extérieur, de même que les modalités d’intégration des militants et leur indéfectible attachement à la cause.

Cette approche place en effet au centre de l’analyse la notion de rite pour en dégager les éléments dynamiques et interdépendants. Le rite est central à la préservation des cadres cognitifs et affectuels de l’interaction, violente en l’occurrence, mettant en scène des jihadistes ; c’est le rite quotidien entre ces derniers qui perpétue le sens de leur action ainsi que l’identité de l’organisation et ses émotions collectives.

Collins évoque aussi dans ses travaux des chaînes de rites d'interaction impliquant une coprésence des acteurs, une conscience partagée, un objet commun d’attention, une coordination et une synchronisation. Ces aspects dépendent au premier plan des représentations symboliques du groupe et de la rectitude morale dont ses membres se sentent investis.


(Lire aussi : Défaite ou retraite disciplinée pour l’EI ?)


Gestion de crise
Certes, l’époque triomphaliste où l’État islamique en Irak dévalait sur des pans entiers du territoires irakien pour y asseoir son projet panislamiste et y proclamer la restauration du « califat » contre les frontières coloniales du Moyen-Orient est désormais révolue. L’État islamique doit s’adapter à ses revers et ses lourdes pertes humaines (y compris dans les rangs de son commandement), et assure en conséquence une gestion de crise qui se traduit, par exemple, par la réduction récente du nombre de ses provinces. En lieu et place des 35 wilayat revendiquées au moment de son apogée militaire, ce ne sont ainsi plus que six qui subsistent, de part et d’autre de la frontière irako-syrienne et au-delà vers l’Afrique du Nord (Sinaï égyptien, Libye), l’Afghanistan, l’Asie de l’Est et l’Afrique.

Outre ces évolutions circonstancielles, le rite du jihad n'a lui gère évolué et continue de souder les combattants, représentants et sympathisants de l’organisation terroriste, en Irak comme ailleurs, réunis autour d’objectifs inchangés : éliminer les « mécréants », combattre les « apostats » (chiites, sunnites), défaire la « tyrannie » (taghout) des régimes du monde musulman que les jihadistes entendent mettre à bas.

De ce point de vue, la notion de co-présence des militants, qui les unit et les ancre dans la situation du moment, dans un environnement (le contexte irakien) en leur permettant d’en exploiter au maximum les failles, revêt une pertinence inédite pour éclairer la microsociologie de la violence et la survie de l’État islamique.

Dans les interactions qu’elle configure et nourrit au quotidien, la co-présence des combattants, par le corps et par l’esprit, est ce qui entretient leur détermination idéologique. Elle accentue le zèle belliqueux de ceux restés au front ou qui s’allient encore aux rangs du jihad irakien, et se perçoivent mutuellement comme les hérauts de la lutte armée.


(Lire aussi : Baghdadi appelle l’EI à poursuivre le « jihad »)


Une constante énergie émotionnelle
La ritualisation du jihad produit surtout une énergie émotionnelle stable, pour citer une autre composante clé de la théorie de Collins. Elle suscite une effervescence et des affects durables au sein du groupe. De l’enthousiasme des insurgés à leur haine envers leurs adversaires, cette énergie maintient la mobilisation, indépendamment des échecs miliaires enregistrés ; elle façonne une humeur partagée, en l’espèce le ressentiment et la volonté d’en découdre.

D’autres émotions sont sollicitées, telles la tristesse et la mélancolie, qui transparaissaient de manière particulièrement claire dans le dernier discours du « calife » Abou Bakr al-Baghdadi, émis au cours de l’Aïd al-Adha, la fête du sacrifice, et appelant les musulmans à « ne pas délaisser le jihad ». Rappelons que Baghdadi, annoncé mort à plusieurs reprises, est toujours activement recherché par les États-Unis.

La solidarité entre membres de l’État islamique est donc intacte, et les interactions entre eux symbolisées de manière sacrée. Le capital culturel du groupe sort lui aussi renforcé par les défaites, lointaines comme plus récentes, toutes décrites telles de simples épreuves à surmonter.


(Pour mémoire : Le mystère demeure sur les effectifs réels de l'EI)


Un attrait persistant sur les jeunes

En face, les forces irakiennes sont contraintes de se redéployer pour faire face à une insurrection toujours aussi lancinante. Toutes les provinces irakiennes à majorité confessionnelle sunnite continuent, de fait, d’être prises pour cibles par des attaques intermittentes. La province de Diyala, frontalière de l’Iran, est particulièrement touchée par ce reflux de violence et certaines sources rapportent que Baghdadi y aurait transité pour fuir vers l’Afghanistan via l’Iran. L’État islamique possède, de plus, nombre de cellules dormantes dans son sanctuaire historique d’Al-Anbar, où l’armée irakienne continue de coopérer étroitement avec les conseillers militaires de la coalition.

À la fin du mois d’août, Le Pentagone estimait que les militants étaient « bien placés » pour reconstruire leurs capacités en Irak et évoquait un contingent de combattants situé entre 20 000 et 32 000 hommes, dont plus de 17 000 se trouveraient en Irak. Au-delà de ces estimations et de la question de leur véracité, il est évident que l’État islamique demeure une menace omniprésente et qu’il ne devrait pas être négligé comme cela fut le cas par le passé (2009-2014).

Comme le reconnaissait le secrétaire d’État américain à la Défense James Mattis, le combat est loin d’être clos, et ce d’autant plus que l’énergie déployée par la mouvance jihadiste conserve son attrait auprès des plus jeunes, en particulier parmi les plus dépossédés et désœuvrés.

Dans sa forme ritualisée, en d’autres termes, le jihad irakien doit être considéré comme une problématique au long cours et non comme un phénomène passager. De fait, il ne disparaîtra pas avec les défaites militaires et élections successives. Le combattre avec sérieux et sincérité suppose de vraies réformes de fond, que Bagdad n'a jusqu'ici jamais mises en oeuvre.


L’auteure publiera, le 8 novembre 2018, son nouvel ouvrage « L’Irak par-delà toutes les guerres. Idées reçues sur un État en transition » (Paris, Cavalier Bleu).The Conversation

Myriam Benraad, Professeure assistante en science politique, Leiden University

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.



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Dimanche 23 septembre 2018, cinq membres de l’État islamique étaient arrêtés par la police et les forces spéciales irakiennes à Mossoul, dans le cadre d’une vaste opération d’arrestations contre les militants de l’organisation terroriste ayant survécu à l’assaut militaire de 2017 dans cette même ville. Ces hommes s’étaient, pour la plupart, cachés dans les tunnels...

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la bête est encore vivante

Talaat Dominique

13 h 46, le 30 septembre 2018

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  • la bête est encore vivante

    Talaat Dominique

    13 h 46, le 30 septembre 2018

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