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Lifestyle - Photo-roman

Lettre à toi, mon petit, qui t’en vas...

Une mère écrit à son fils qui, comme grand nombre de jeunes Libanais, s’en va faire ses armes à l’étranger en cette période de l’année.


Photo Tania Traboulsi

Ce n’était pas plus tard qu’hier, si j’en crois ma mémoire. Je te revois, quelque part entre révolte et déprime. Hirsute, prolongé par la manette de ta PlayStation, ton corps poussant à toutes ses extrémités, de tous ses pores, empêtré dans ton tee-shirt qui disait Joy Division, dopé à la Roaccutane. Tes hormones tellement en pagaille, en bataille, qu’il me fallait te manier avec des pincettes comme une matière inflammable alors que tu me postillonnais à la figure des injures dont ton encombrant appareil dentaire avalait, heureusement, la moitié. La plus infime de mes demandes, « lâche ton téléphone portable pendant le dîner », « tu as révisé ? », « range ta chambre », « n’oublie pas tes lentilles de vue », « diminue le Coca », « pas de télévision », « ne tarde pas à rentrer », te suffisait à me déclarer une guerre des tranchées. L’immeuble tremble encore au son des portes que ton irascibilité arrachait à leurs embrasures. « Je vous déteste ! » tu braillais de toutes tes cordes vocales qui cherchaient encore leur timbre définitif. « J’en ai ras-le-bol ! Vous êtes les pires parents de cette planète. J’ai hâte qu’arrive le jour où je quitterai cette maison pour ne plus jamais vous revoir. » Mon chéri, je t’écris aujourd’hui, parce que ce jour est arrivé.


Mon fils, ma bataille

En décembre dernier, quand le collège jésuite où tu disais être « incarcéré » me sommait d’abandonner : « Madame, pas besoin de vous fatiguer, au vu de ses résultats, il ne passera pas son bac. C’est une cause perdue », je l’avais pris comme un défi. Mon fils, ma bataille. Ce soir-là, j’ai rêvé que je passais le bac à ta place, en me faisant passer pour toi, et que j’avais été attrapée en flagrant délit. Pour ce combat, avec toi, contre une pile de classeurs ornés de dessins gores et de livres jamais ouverts, il m’a donc fallu retrouver la fougue de mes dix-huit ans, farfouiller dans ma mémoire où rouillaient quelques vieilles connaissances de première de classe. Il m’a fallu égrener les nuits blanches de révisions à tes côtés, comme si celles du week-end, passées à attendre tes retours de soirées, ne suffisaient pas. Écosser les chapelets, les neuvaines et les visites vers des monastères brumeux du Nord. Et nous l’avons eu, ce bordel de bac ! Mais, avant d’en arriver là, depuis ton enfance, si je n’arrêtais pas de pointer du doigt ce graffiti à la fin du ring qui disait : « Partir, mourir, revenir, c’est le jeu des hirondelles. » Si j’insistais à t’envoyer en colonie de vacances alors que tu t’agrippais à moi, tout entier, tout petit toi, triste à se tordre, trempé de larmes, que tu me fendais le cœur, c’était pour t’habituer à l’inévitable arrachement qu’il te faudrait vivre. Celui auquel tu arrives aujourd’hui.

« La maison n’est pas un hôtel ! »

Nés au Liban, sur une paroi glissante de ce monde, j’ai dû, bien que ça m’ait brûlé, te construire des ailes pour mieux t’éloigner, faire tes malles pour mieux nous quitter. Aujourd’hui, à l’issue d’un été durant lequel je ne t’ai aperçu qu’en pointillé, te bousculant entre la douche et l’ascenseur où ta farandole d’amis t’attendait, au bout de tes vacances insomniaques que j’ai sans doute dû te pourrir avec ma frénésie de WhatsApp dans le genre « La maison n’est pas un hôtel ! », te voilà parti, tournant le dos à ce pays sans projet, sans gouvernement, sans eau, ni électricité. Bientôt, dans ce studio sans âme où je tenterai de reproduire ta chambre libanaise en version Ikea, la vie s’installera, je le sais, et ta routine grignotera ton emploi de temps, si bien qu’on devra, avec ton père, compter sur nos doigts le décalage horaire et vivre pendus à Skype pour voler une image de toi. Bientôt, j’en saurai de moins en moins, puis rien, de tes humeurs, de ta mine, de ta nouvelle odeur, si tu te nourris bien, si tu as réussi à faire tourner la machine sans faire déteindre les couleurs sur le linge blanc, si tu as cramé la kebbé, s’il te reste du lahem bi ajin, si tu es à jour au niveau de tes cours, si tu suivras mes conseils quant à l’alcool et la drogue. Bientôt, en fait, ta vie m’échappera si totalement qu’il me faudra reprendre la mienne en main. J’irai au cinéma, je ferai des expositions et des voyages culturels, je me mettrai au bridge, je recevrai plus souvent du monde à dîner, j’appellerai de temps en temps tes quelques amis qui sont restés, j’adopterai un chat, je m’abonnerai à Netflix. Bientôt, avec les mamans de tes copains, nos conversations ne tourneront plus qu’autour de vous, les enfants partis. Ridicules nous, c’est à qui louera le mieux les études et les résultats du sien. Mais avant cela, demain, pour une dernière fois, tu me le permettras, j’irai t’accompagner à la porte de ta classe de petit homme devenu grand. Comme ton premier jour d’école. À la seule différence que tu y entreras sans te retourner, sans t’agripper à moi, sans larmes, et que je devrai me faire à l’idée que cette fois tu ne reviendras pas.



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commentaires (2)

ayant fait le même collège Jésuite et pris le chemin de l'exil il y'a très longtemps. Ayant meuble la même studette avec les mêmes meubles Ikea (vive le Billy bas qui range tout), ayant brûlé le même Kebbe et me suis retrouve toujours à court de Lahm B'ajin, je me permet de vous apporter un mot de réconfort: votre fils est en train de naître une nouvelle fois, découvrir avec des yeux et des sens d'adulte une vie si riche (academiquement, culturellement,...) des idées tellement nouvelles que j'ai bien peur qu'il vous faille accepter de rester dans l'ombre quelques années (avec toutes les angoisses que ca comporte, j'entends bien) Mais l'appel du Liban sera toujours trop fort pour etre ignorer. J'en ris avec les amis d'exil maintenant: comment on était tous libéré d'être en France et comment a tous fini par acheter un appartement ou construire une maison au Liban.

Lebinlon

11 h 28, le 06 septembre 2018

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Commentaires (2)

  • ayant fait le même collège Jésuite et pris le chemin de l'exil il y'a très longtemps. Ayant meuble la même studette avec les mêmes meubles Ikea (vive le Billy bas qui range tout), ayant brûlé le même Kebbe et me suis retrouve toujours à court de Lahm B'ajin, je me permet de vous apporter un mot de réconfort: votre fils est en train de naître une nouvelle fois, découvrir avec des yeux et des sens d'adulte une vie si riche (academiquement, culturellement,...) des idées tellement nouvelles que j'ai bien peur qu'il vous faille accepter de rester dans l'ombre quelques années (avec toutes les angoisses que ca comporte, j'entends bien) Mais l'appel du Liban sera toujours trop fort pour etre ignorer. J'en ris avec les amis d'exil maintenant: comment on était tous libéré d'être en France et comment a tous fini par acheter un appartement ou construire une maison au Liban.

    Lebinlon

    11 h 28, le 06 septembre 2018

  • Chère Madame, votre article à réveillé en moi bien des souvenirs... j'étais à la place de vote fils, et ma mère à la vôtre il y a maintenant bien des années... Après 17 ans passées à l'étranger, je suis bien revenu par choix... malgré tous les problèmes de ce pays, il n'existe pas pour moi un endroit où l'on vit mieux... j'appelle mes parents tous les jours... les vois toutes les semaines... et c'est avec mes filles qu'ils rattrapent un peu du temps "perdu" ou j'étais absent... À votre fils je souhaite bon vent... mais je sais qu'il ne perdra pas le Liban qu'il porte en lui..

    MATHIEU Nans

    08 h 11, le 04 septembre 2018

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