L’agglomération de Beyrouth compte près de deux millions d’habitants, mais peu en sont originaires. Nos noms racontent les diverses migrations de nos familles jusqu’à ce port vibrant où elles sont venues faire fortune et infortune. Ceux dont le nom comporte un nom de village peuvent être sûrs que l’un de leurs ancêtres, un peu plus aventureux que d’autres, s’est installé dans une région différente où, pour le distinguer des autochtones, on l’a définitivement désigné par son lieu de provenance : Kesrouani, Gharzouzi, Chikhani, Bterrani... On a parfois des noms bizarres, au Liban, des noms de légumes ou de fruits : koussa (courgette), battikha (pastèque). Ces derniers datent sans doute d’une époque où les agriculteurs passaient commerçants en pratiquant la monoculture. On dit aussi que les membres de la communauté grecque-catholique, l’une des plus industrieuses du pays, portent des noms de métiers : Haddad (forgeron), Farran (boulanger). Certains se terminent à la turque, par le suffixe « ji »: Kandarji (cordonnier), Arakji (fabriquant d’arak), etc. D’autres patronymes révèlent une identité arménienne ou des origines irakiennes, turques, palestiniennes, syriennes, et racontent les migrations des populations au gré des massacres, des troubles et des aléatoires tracés de frontières dans notre houleuse région. Tout cela justifie un peu l’inoxydable devinette à laquelle jouent les pères libanais dès lors qu’un jeune homme se profile dans l’entourage de leurs filles. À partir d’un simple patronyme, ils se font de l’adolescent une idée dont on gage que l’intéressé lui-même n’a aucune idée : le métier de son père et son état de fortune, ainsi que son niveau d’éducation, sa confession et son sens moral, s’il est un « adami » (fils d’Adam, digne de son statut d’humain) ou pas.
Mis à part les relativement rares familles ayant du sang beyrouthin dans les veines, aristocratie urbaine qui s’est établie, en quête de fraîcheur, sur l’une ou l’autre colline de la ville, y construisant de merveilleuses maisons précédées de jardins luxuriants où chante un jet d’eau, le reste de la population a de la boue, voire de la bouse à la semelle de ses souliers.
J’ai le bonheur d’appartenir à cette race de bouseux, de gens de boue et debout. Bien que n’étant pas née dans mon village d’origine, je puise ma paix par le reste de racine qui m’y rattache. Si le hasard et la nécessité m’ont jetée dans le train hystérique de la capitale, où que la houle m’emporte, je sais que j’appartiens « là-bas ». Dans ce lointain parfois si proche, il reste encore des femmes sans âge qui n’ont jamais quitté le deuil d’un mari ou d’un enfant, ayant un jour dénoué le fichu fleuri de leurs quelques printemps pour ce foulard noir qui se délave dessus leurs cheveux gris. Il reste des enfants qui montent encore aux arbres et pleurent pour qu’on les en redescende, des chèvres au regard incolore qui attendent, avec une sorte d’affolement résigné, d’être égorgées pour la kebbé du dimanche. Il y a l’innocente violence de l’humanité à son premier matin, et la brume, au crépuscule, qui se rose et se moire en se roulant dans les vallées et qui s’écorche aux arbres en exhalant des parfums de sauge, de résine et de terre. Dans nos villages réside, fugitive, l’éternité.
Liens de sève et liens de sang
OLJ / Par Fifi ABOU DIB, le 19 juillet 2018 à 00h00
commentaires (7)
Quel nostalgie mais aussi du bonheur en vivant avec vous à travers la belle description du village d' origine de chaque lecteur!! Dans mon cas, les souvenirs d' une époque révolue me revient à la mémoire, lorsque je travaillais encore, les gens qui communiquaient avec moi au tlph. me posaient souvent cette question: quel est votre village d' origine? À cause de mon accent villageois en arabe. J' en suis toujours fière!!! Merci Fifi pour les belles nuances dans ce texte!
Zaarour Beatriz
00 h 08, le 21 juillet 2018