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Moyen Orient et Monde - Éclairage

En Tunisie, un projet de réforme sociétale suscite la polémique

Le rapport de la Colibe préconise notamment la dépénalisation de l’homosexualité et l’abolition de la peine de mort.


Des Tunisiennes manifestent pour exiger une modification de la loi religieuse concernant l’héritage, à Tunis, le 10 mars 2018. Photo AFP

Cela aurait pu être le point de départ d’une révolution sociétale sans précédent dans le monde arabe. Mais faute de volonté politique manifeste de porter le projet, le rapport de la Colibe (Commission des libertés individuelles et de l’égalité), remis au président tunisien Bejid Caid Essebsi le 8 juin dernier, pourrait bien finir dans un vieux tiroir. Et pour cause : depuis qu’il a été présenté au public le 20 juin, le rapport a été à l’origine de nombreuses polémiques et critiques, émanant de tous les camps, entre ceux qui estiment qu’il ne va pas assez loin et ceux qui considèrent que ses recommandations sont une atteinte à la religion musulmane. Sur plusieurs sujets tabous, comme la peine de mort ou l’homosexualité, le rapport préconise plusieurs réformes législatives, dont les plus audacieuses encouragent l’abolition de la peine de mort et la dépénalisation de l’homosexualité. Il pose également la question de la fin du délai de viduité, de l’égalité des héritiers devant le testament ou de l’égalité homme/femme dans l’ensemble des structures parentales. Rédigé à la demande du président tunisien, le rapport s’inscrit clairement dans l’héritage de l’ancien président Habib Bourguiba, pionnier en matière de réformes dans le monde arabe, et dans la continuité des évolutions de ces dernières années.

La Tunisie a en effet adopté en 2014 l’une des Constitutions les plus démocratiques du monde arabe, les femmes y sont beaucoup mieux représentées à l’Assemblée (31 %) et ont obtenu en 2017 le droit de se marier à des non-musulmans. « Ce rapport ne fait que baliser l’esprit de la révolution », explique à L’Orient-Le Jour Kmar Bendana, chercheuse associée à l’Iremam et professeure à l’Université de la Manouba. Ces avancées sont toutefois loin de faire l’unanimité, symbole d’une société traversée par des courants contradictoires. Dès la nomination de la commission, une campagne sévère a été lancée contre ses membres, particulièrement contre sa présidente, Bochra Belhaj Hmida, qui s’est retrouvée en première ligne contre les mouvements religieux. Le 21 juin dernier, la Coordination nationale pour la défense du Coran, de la Constitution et du développement équitable a sonné la charge avec en tête Noureddine Khadmi. L’ancien ministre des Affaires religieuses, imam de formation et cadre d’Ennahdha, a comparé la Colibe à une « fitna » (guerre civile), lors d’une conférence à Tunis. Certains religieux restent toutefois enclins à ouvrir le débat à l’instar du syndicat des imams qui, le 22 juin dernier, a déclaré soutenir les propositions de la Colibe. Des centaines de personnalités tunisiennes ont également signé mardi un manifeste pour soutenir la Colibe, défendue dans le même temps par les associations en faveur des droits de l’homme.


(Lire aussi : Souad Abderrahim, une entrepreneuse proche des islamistes élue maire de Tunis)


Volonté ou non de porter le projet
La bataille pourrait se poursuivre sur la scène politique puisque l’adoption des propositions de la Colibe devrait nécessiter une réforme constitutionnelle compte tenu du fait que l’article 1 de la Constitution reconnaît l’islam comme variable intangible de la société tunisienne. Or, « aucun des 18 partis représentés à l’Assemblée n’ose se saisir du rapport Colibe », précise Kmar Bendana. En matière législative, l’adoption des lois organiques nécessite la majorité absolue, soit le vote favorable des deux grands partis, Ennahdha et Nidaa Tounès. À l’approche des élections de 2019, le rapport de la Colibe pourrait être sacrifié au profit de considérations plus électoralistes, notamment en matière économique. Le président Béji Caïd Essebsi, poids lourd de la politique tunisienne depuis Bourguiba en passant par Zine el-Abidine Ben Ali, est certes à la manœuvre depuis le départ. Mais son parti, Nidaa Tounes, semble être en perte de vitesse, comme en témoignent des résultats en dents de scie aux dernières municipales, et subit de plein fouet les mauvais résultats économiques du gouvernement, notamment un taux de chômage de 15 % chez les jeunes et un taux d’inflation de l’ordre de 8,2 % en 2018.

La promesse de possibles réformes sociétales peut néanmoins permettre de donner un nouveau souffle au parti du président. Entre la formation d’une alliance avec Ennahdha, et la réintégration au sein du gouvernement de plusieurs figures de l’ancien régime, le parti est taxé de n’être concerné que par son maintien au pouvoir. « Nidaa Tounès est trop occupé à être en guerre contre lui-même pour prendre en main le rapport Colibe », note Kmar Bendana. La deuxième force politique du pays, Ennahdha, prend pour sa part des précautions vis-vis de ce rapport, tout en soulignant toujours la nécessité de ne pas « aller trop vite ». Le parti islamiste semble partagé entre une volonté de continuer à suivre une communication « d’islam démocrate à la mode du CDU allemand » ou bien de prendre une position purement religieuse qui pourrait rassurer sa base. « Le clan de Londres, proche d’un libéralisme partagé avec Nidaa Tounès, est pris au piège par sa base électorale plus traditionnelle », remarque pour L’OLJ Riyadh Sidaoui, directeur du Centre arabe de recherches et d’analyses politiques et sociales. Le 13 août prochain, le président Essebssi devrait s’adresser à la nation à l’occasion de la Journée de la femme et du 62e anniversaire du code de statut personnel. On devrait alors en savoir plus sur son intention ou non de porter ce projet, « véritable test démocratique » pour la société civile tunisienne, selon Karm Bendana.


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