Une employée de maison se désolant de ne pouvoir rejoindre des consœurs manifestant en bas de la rue pour le respect de leur droits, cette année à Beyrouth. Photo : D.R.
Autrefois connu pour la proximité entre ses montagnes (toujours moins) enneigées et sa mer chaude (désormais irréversiblement polluée), le Liban doit dorénavant composer avec d’autres « images d’Épinal » : sa xénophobie contre les réfugiés, son horrible système de kafala, la fameuse « chambre d’isolement » de l’aéroport de Beyrouth où sont parqués les employées de maison à leur arrivée, ou les vagues de suicides qui déciment ces dernières. Sans omettre un talent certain pour se voiler la face et ignorer ces manifestations constantes de racisme…
Un racisme dont nous avons eu une nouvelle illustration dimanche dernier, à Bourj Hammoud, lorsque deux Kényanes, Rose et Shamila, ont vu leur vie basculer : alors qu’elles s’apprêtaient à rentrer chez elles pour fêter l’anniversaire de cette dernière, un chauffard, militaire de son état, a trouvé malin, avec femme et enfants à bord, de braquer sa voiture pour faire mine de les écraser, précipitant la chute de l’une d’elles. Et lorsque, une fois relevée, elle l’interrogea sur la raison de son geste, le conducteur ne trouva rien de mieux que de rétorquer – dans un sens aigu de l’hospitalité à la libanaise : « Parce que je suis dans mon pays et que je suis libre de faire ce que je veux. » Avant de joindre le geste à la parole et de se déchaîner contre les deux femmes, bientôt rejoint par la sienne et une quinzaine de quidams, spectateurs ou complices, jusqu’à ce que la police intervienne pour embarquer… les victimes. Une semaine plus tard, elles sont toujours au centre de détention de la Sûrété générale de Adlieh (du fait de leur situation de séjour irrégulière) et n’ont toujours pas vu de médecin. Difficile de ne pas songer à ce qu’il se serait passé si un spectateur n’avait pas choisi d’immortaliser, dans une courte vidéo, une partie de cette scène ; si, ensuite, les amis de Rose et Shamila n’avaient pas appris l’existence de cette vidéo et consenti – comme il est souvent d’usage dans ce genre de cas au Liban – à l’acheter (!) pour la publier en ligne : aucun de nous n’aurait vu cette preuve de leur calvaire, et elles auraient probablement déjà été expulsées de force au Kenya…
(Lire aussi : « Workers not slaves » : les sans-parole s’emparent de l’espace public libanais)
Violence au quotidien
Car des « incidents » comme celui de dimanche sont innombrables au Liban, mais rares sont ceux qui font le tour d’internet ou arrivent aux oreilles de l’opinion. Il y a ce couple nigériano-kényan forcé par la police à quitter son domicile sous 48h, « pour leur sécurité », après que les vexations en série infligées par des voisins qui ne voulaient pas d’eux dans l’immeuble eurent dégénéré en agression physique et violente contre eux et leur petite fille en bas âge. Ils ont fini par quitter le Liban sans que justice ne leur ait été rendue et avec ce souvenir de notre pays ancré à jamais… Il y a aussi ce fils d’une amie soudanaise, maintenant réinstallée en France, qui, à force de se faire harceler et battre par ses camarades à l’école – où l’on apprend si bien à se haïr –, a demandé à sa mère comment il pourrait arracher sa peau… Une histoire qui évoque celle, rapportée il y a deux semaines par les médias, de cet autre enfant soudanais, contraint, à moins de 2 ans, de quitter sa garderie à Zouk Mikaël parce que les autres parents libanais refusaient de voir leurs enfants le côtoyer. Longue et triste est la liste de ces exemples du racisme omniprésent, en verbe comme en action…
Ce racisme, les médias locaux ont fini par l’aborder, souvent sous la pression médiatique internationale, mais en privilégiant le sensationnalisme à la réflexion. Que penser de ces « débats » télévisés, où l’on met en scène la confrontation stérile entre les représentant des deux camps autour de questions telles que : « Les Libanais sont-ils racistes ? » « Les crimes sont-ils principalement commis par des “dames” ou leurs servantes ? » « Ça vous dérange de nager dans les mêmes eaux qu’une personne noire ? » Cela fait des années que les employées de maison meurent à une fréquence affolante (atteignant parfois 1 à 2 décès par semaine). Combien d’enquêtes journalistiques sérieuses racontant vraiment l’histoire de l’une de ces femmes ? Nous demandons-nous jamais comment elles meurent réellement ? Sont-elles tombées de leur étage en nettoyant une fenêtre ou tentaient-elles de s’échapper par la seule issue possible ? Avaient-elles un contrat de travail, le droit de sortir ? Les voisins n’ont-ils pas entendu leurs pleurs ou des bruits de coups ? Et si c’était vraiment un suicide, à quel point la dépression, le désespoir et leur enfer quotidien les ont poussées à agir ainsi? Lorsqu’une catégorie d’emploi dénombre plus de 70 décès en près d’un an, cela ne mériterait-il pas les manchettes ?
Quid des institutions ? J’ai eu l’occasion de lire un rapport de police officiel sur la mort d’un travailleur il y a quelques années et où il était notamment écrit à un paragraphe que la victime venait du Népal et à un autre qu’elle était de « nationalité africaine » … Comment rendre justice à ces femmes mourantes si nous ne pouvons même pas distinguer les pays des continents ou les placer sur une carte ? Rien n’incarne plus ce racisme institutionnalisé que l’apathie et l’impuissance de l’État et du système judiciaire à rendre justice à Halima – maintenue dix ans en esclavage par ses « employeurs » – et à Lensa – ramenée chez ses patrons après l’hospitalisation qui a suivi son saut du deuxième étage. Il faut regarder attentivement ces histoires sur le blog thisislebanon.org, y regarder la vidéo narrant celle de Halima et réfléchir sérieusement à ce que nous pouvons faire pour cesser d’échouer en laissant toutes ces femmes en situation d’esclavage.
Ségrégation
De même, beaucoup d’employeurs libanais se perçoivent comme des victimes, s’absolvant constamment de toute responsabilité par rapport aux tragédies vécues par les employés de maison. Il faut entendre le discours de « Madame », dans les groupes de discussions sur les réseaux sociaux ou les commentaires de vidéos narrant ces drames. On y parle des employées de maison comme d’une menace pour sa famille – sans jamais évoquer sa dépendance vis-à-vis de leur travail quotidien (calculé sur base horaire ?). Dans un langage qui semble viser une espèce différente, ou des machines, on s’encourage à ne pas leur accorder trop de droits et à confisquer leurs papiers dès le début pour « ne pas perdre le contrôle »… On change leurs noms, on les paternalise, les traite comme des invisibles et les raille en leur présence... Le tout en assurant qu’elles font néanmoins partie de la « famille » : après tout, ne sont-elles pas « conviées » à passer leur dimanche à accompagner leurs patrons dans ces sorties très libanaises, où elles ne connaîtront personne, mangeront à une table séparée et ne parleront à personne ? Et que dire de ces stéréotypes rigides et fruits de l’ignorance dans lesquels la plupart de nos concitoyens enferment les employées de maison ou les migrants ? J’aimerais que l’on m’explique une fois pour toutes comment catégoriser quelqu’un en un coup d’œil. Comment distinguer le Syrien du Libanais (quid des binationaux ?). Que l’on m’explique aussi à partir de quel niveau d’indécence surréaliste l’on peut s’arroger le droit de décider qui peut sortir à la piscine ou avoir accès à la mer en fonction de son origine, selon une logique de ségrégation semblable, jusque dans ses motivations (on entend souvent évoquer l’hygiène…), à celles des États qui la pratiquaient autrefois de manière institutionnelle. Je me rappelle encore la brochure de cet établissement 5 étoiles à Beyrouth où étaient accolées deux mentions successives, interdisant respectivement l’accès « aux chiens » et « aux nounous » !
Cela fait plusieurs années maintenant que je travaille avec des travailleurs migrants et des employées de maison, et je m’inquiète toujours quand je dois présenter mon travail à des Libanais hors de mon cercle de relations : vais-je encore une fois avoir droit aux sempiternelles questions : « Pourquoi parler de racisme ? » « Est-il si diffus ? » « Pourquoi ne vous concentrez-vous pas sur les problèmes importants ou défendre en priorité les droits du peuple libanais »? Ne reste plus alors qu’à sourire et étrangler mes sanglots… Comme si ces incidents étaient ponctuels et ne traduisent pas la perpétuation d’un système de violence, d’abus et d’exploitation. C’est tout le contraire : le terme est le bon et nous n’en parlons pas assez. Il n’y a pas assez de colère ni de remise en question de ce que nous prenons pour acquis depuis trop longtemps dans ce pays. De nos habitudes, nos préjugés, nos silences et notre passivité face au racisme. Quand allons affronter l’ampleur du travail qu’il nous reste à faire pour sortir de cette fosse commune? Il est immense et doit être mené avec le plus grand nombre et à de multiples niveaux – à commencer par nos propres foyers et relations. Bref, il est temps de commencer à regarder notre barbarie droit dans les yeux !
Farah Salka est la directrice exécutive du Mouvement antiraciste (ARM) et du Migrant Community Center.
commentaires (13)
Vous pointez du doigt un des aspects les plus nauséabonds de cette société. Il faut cependant éviter de généraliser. Tout le monde au Liban n'est pas un monstre de haine, de racisme etc .... Il y a lieu de faire la part des choses: 1 - Sur le plan individuel ou familial, il existe de nombreux cas où le traitement de la main d'oeuvre immigrée est exemplaire. Nombreuses sont les familles qui ont le souci de protéger le personnel de maison en lui rendant sa dignité humaine d'abord. Souvent, la condition de servilité marque ces personnes dans leur être profond, dans leur corps, dans leurs attitudes et leurs mimiques. Ces personnes ont souvent décidé de mettre leur vie individuelle entre parenthèses, de se laisser humilier, afin de pouvoir nourrir les leurs restés au pays. 2 - Mais il existe aussi des monstres de cruauté. Employer quelqu'un c'est posséder une chose, un outil neutre, une machine .... La tendance, tout en n'étant pas générale, n'en demeure pas moins fort répandue, notamment dans les milieux éduqués qui se gargarisent de leur supériorité culturelle. 3 - Tous les libanais sont ils racistes dès lors? Non, ce serait injuste d'affirmer cela. 4 - Où est le problème? D'abord dans l'absence de législation qui protège la dignité et les droits de tout être humain sans discrimination aucune. En cela, oui le Liban est coupable de racisme barbare.
COURBAN Antoine
09 h 38, le 02 juillet 2018