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Giga Wars

Caracal est le nom que décerna Buffon à un lynx du désert. Le célèbre naturaliste reprenait, à sa manière, l’appellation d’oreilles noires que donnaient les Turcs à une espèce de ce superbe félin dotée en effet d’une paire de pavillons surdéveloppés lui assurant une ouïe des plus fines : lesquelles – on n’est jamais trop bien servi – viennent opportunément s’ajouter au légendaire œil de lynx.

C’est en bonne logique, donc, qu’une gigantesque entreprise d’espionnage, opérant par le son comme par l’image et affectant des milliers d’ordinateurs et de téléphones portables de par le monde, a été baptisée Dark (sombre) Caracal par les deux organismes qui l’ont éventée à partir de San Francisco : une compagnie spécialisée dans la protection de la téléphonie mobile et une ONG de défense des droits de l’usager.

À tout cela, rien de vraiment extraordinaire. Il y a déjà des années que la terreur des virus, parasites et minuscules chevaux de Troie a envahi l’univers numérique de l’Homo erectus, sapiens et finalement mobilus que nous sommes devenus. Aux conjoints jaloux comme aux parents anxieux de suivre à la trace les déplacements de leur progéniture, de nombreux sites proposent des logiciels bien plus efficaces et endurants que le plus obstiné des détectives privés. Et bien que vaguement conscients du péril, nous voilà, profanes que nous sommes le plus souvent, à télécharger d’un doigt glouton toute sorte d’applications, lesquelles exigent un accès à nos contacts, à nos galeries de photos et à maintes autres données personnelles. Pire encore : sous couvert d’intercommunication sociale, cette irruption dans nos vies privées se double d’une atrophie de la cellule de base, la famille, réduite à une assemblée d’individus immergés en silence, qui dans son phone intelligent, qui dans sa tablette.

Rien de bien extraordinaire donc, sinon :
 Que ce sont précisément certaines de ces applications de messageries non sécurisées qui ont servi de véhicule à Dark Caracal : le clandestin invité n’ayant plus alors qu’à siphonner des copies de conversations et de messages, transformant même les appareils téléphoniques en micros permanents.

Sinon surtout que notre pays se trouve pointé du doigt dans cette affaire d’envergure proprement planétaire, ce qui viendrait illustrer de manière imprévue l’orgueilleuse devise Liban partout. À en croire les enquêteurs de San Francisco, une des pistes aurait mené tout droit, en effet, à l’immeuble beyrouthin abritant les locaux de la Sûreté générale, et cela grâce à un serveur laissé imprudemment ouvert et dont les masses de données étaient à portée de souris électronique. Comme on sait, le directeur de cet organisme, le général Abbas Ibrahim, a démenti toute implication libanaise ; il a fait observer que ses services ne disposent guère de tels moyens, y ajoutant ce sibyllin commentaire : On aurait bien voulu…

Une fois de plus, rien là que d’absolument normal. Espionnage et contre-espionnage sont le fait de tous les États. Beyrouth, où se heurtent – brutalement ou en filigrane – toutes les lignes de faille de la région, offre, de longue date, une concentration unique d’espions de tout poil, ce qui astreint le Renseignement libanais à un rare niveau de compétence. Dès lors, quoi d’étonnant que dans ces eaux glauques le cyberespion s’affirme, et de loin, comme le surfer idéal, damant le pion même à James Bond ? C’est grâce à un superlogiciel, piloté de main de maître, que le capitaine Wissam Eid, tué peu après son exploit dans un attentat à la bombe, passait au tamis des dizaines de milliers de communications téléphoniques et repérait les portables dormants des assassins de Rafic Hariri. Et c’est encore en arrachant à leurs portables les aveux les plus doux que les divers services libanais arrivaient, ces dernières années, à démasquer et neutraliser des dizaines d’agents à la solde d’Israël.

Tant de savoir-faire met-il absolument le Renseignement libanais à l’abri des écoutes illicites et autres dérives ? Non moins délicate est la question de la connotation communautaire qui colle comme une deuxième peau aux principales officines sécuritaires. Un tatillon souci d’équilibre– propre, croit-on, à favoriser l’émulation – a confié celles-ci à la garde des trois minorités chrétienne, sunnite et chiite. De fait, et quelques heures à peine après la découverte de Dark Caracal, le ministre de l’Intérieur convoquait hier la presse pour faire part d’un exploit de ses propres équipes remontant à… cinq mois ; comme pour enfoncer le clou, il ne se privait pas d’assurer que le rapport de San Francisco mettant en cause la Sûreté générale n’est pas faux, mais exagéré.

Cela dit, toutes les agences sécuritaires du Liban se vouent, bien sûr, à la protection et à la défense de l’intérêt supérieur du pays; mais est-ce là toujours le même intérêt, pour ne pas dire le même Liban ? Et l’anomalie suprême n’est-elle pas cet État dans l’État, doté d’une armée et d’un service de renseignements privés, échappant à toute autorité légale, qu’est le Hezbollah ?

Dans cette guerre de l’ombre qui est celle du Renseignement, que de zones obscures tout de même sous le soleil proverbial du Liban !

 

Issa GORAIEB

igor@lorient-lejour.com.lb

Caracal est le nom que décerna Buffon à un lynx du désert. Le célèbre naturaliste reprenait, à sa manière, l’appellation d’oreilles noires que donnaient les Turcs à une espèce de ce superbe félin dotée en effet d’une paire de pavillons surdéveloppés lui assurant une ouïe des plus fines : lesquelles – on n’est jamais trop bien servi – viennent opportunément...