Rechercher
Rechercher

Liban - La carte du tendre

Dr Jekyll et Mr. Hyde à Manara

Crédit photo : Collection Georges Boustany/LLL

C’est un véritable thriller que nous offre le cliché d’aujourd’hui. L’homme, dont l’allure générale proclame qu’il est un honnête père de famille qui a réussi, pose avec fierté à côté du symbole de son succès : sa Chevrolet Styline DeLuxe modèle 1952. Celle-ci porte même une plaque minéralogique de ministre : numéro 344, rien de plus. Un classique de l’homme à la voiture comme il en existe des milliers dans les albums de famille. Et pourtant.

Le carrosse rutilant de tous ses chromes a beau afficher de rassurantes rondeurs maternelles, sa gueule de squale a l’agressivité d’un rottweiler prêt à défendre son maître, y compris contre lui-même. Et la Chevrolet n’est pas la seule à cacher une personnalité double et trouble : notre regard revient obstinément vers son propriétaire dont quelque chose dans les traits ne tourne définitivement pas rond.
Il y aurait toute une analyse à faire sur ce personnage à la fois inquiétant et banal au point qu’on a l’impression de l’avoir croisé pas plus tard qu’hier lors d’une interminable course d’ascenseur. Pour se faire peur, on aurait même envie de taquiner ses lignes de faille qui zèbrent la photo comme des éclairs dans la nuit.

Que cache donc ce « bon père de famille », autoproclamé m’as-tu-vu à l’orientale, presque malgré lui ? Il est visiblement intimidé par le photographe, choisit de ne pas le regarder et, ne sachant que faire de ses mains, n’a rien trouvé de mieux que de les fourrer dans les poches de sa veste d’une manière totalement incongrue. Même ses jambes l’embarrassent, ses pieds curieusement disposés ayant manifestement envie de filer à l’anglaise. Il en résulte une pose qui le montre mal à son aise alors que l’image est censée transmettre la cool attitude du self-made-man qui est arrivé et veut le crier à la face du monde.
Et ce n’est pas tout. Au lieu de se faire photographier au milieu d’une foule d’admirateurs en plein centre-ville, il a choisi, en cowboy solitaire, de s’exiler avec sa monture au « Far West », sur le bout le plus éloigné de Beyrouth, comme s’il ne voulait se livrer à ce péché d’orgueil que le plus à l’écart possible du monde habité : l’occasion pour nous de visiter le non moins intrigant quartier Manara de Ras Beyrouth, au milieu des années 1950.

Le lieu que l’on aperçoit en arrière-plan mérite que l’on s’y attarde : à la fois un des plus beaux de la capitale mais aussi un des moins habités au moment de cette prise de vue, il abrite deux bâtiments de légende dominés par le phare dont on ne voit pas le bout, tout là-haut : les buildings des années 2000 ne l’ont pas encore noyé dans un océan de béton et de verre qui vont le rendre absurdement minuscule.

À l’extrême droite, une bâtisse fameuse, la « maison rose », s’offre une vue à couper le souffle sur la Méditerranée à travers ses superbes arcades, aujourd’hui décrépites. Au départ relais de chasse construit par Mohammad Ardati en 1882, elle a longtemps été habitée par la famille de cheikh Salim el-Khazen. Le célèbre designer Sami el-Khazen en avait fait avant-guerre son bureau ainsi qu’un pôle culturel et artistique de premier plan. Récemment immortalisée par l’artiste-peintre Tom Young, elle est aujourd’hui la propriété de Hicham Jaroudy qui a promis de la sauvegarder (on croise les doigts).

À gauche se dresse un immeuble hitchcockien : les riverains l’ont sournoisement surnommé « el-baassa », terme que nous nous abstiendrons de traduire ici. Ce bâtiment, qui ne fait pas plus d’un mètre de large à son côté le plus étroit, est un véritable « mur habité » et aurait été construit par un personnage aussi hargneux que la Chevrolet de cette photo afin de bloquer la vue de son frère, pour des raisons qui se sont perdues dans la nuit des légendes urbaines. Défiant toutes les lois de l’urbanisme passées et à venir, ce décor de western est toujours debout aujourd’hui. Et comme notre homme et son auto, sa longue façade anonyme cache tant bien que mal la fourberie de son jeu.
Deux landmarks qui mêlent sur une même photo beauté sereine de bon aloi et agressivité passive, derrière notre personnage et sa voiture où se disputent les mêmes tensions : le cliché est une bataille psychologique dont ce superbe lieu de Beyrouth est le théâtre silencieux. Mais tout compte fait, la beauté n’inspire-t-elle pas plus souvent qu’à son tour des pulsions extrêmes et dévastatrices ?

Merci à Faiza Trad Khazen, Kheireddine el-Ahdab et Imad Kozem pour leurs précieux renseignements.


Dans la même rubrique

Un pont entre deux rives

Un taxi pour Jérusalem

Cruel rendez-vous avec l’histoire à Bourj Brajneh

Un héros malgré lui

Soirée aux Caves du Roy

La mort d'un monument

Dites l'heure avec des fleurs

Des tamaris libanais


C’est un véritable thriller que nous offre le cliché d’aujourd’hui. L’homme, dont l’allure générale proclame qu’il est un honnête père de famille qui a réussi, pose avec fierté à côté du symbole de son succès : sa Chevrolet Styline DeLuxe modèle 1952. Celle-ci porte même une plaque minéralogique de ministre : numéro 344, rien de plus. Un classique de...

commentaires (1)

Merci, Monsieur Georges Boustany ! C'est à chaque fois un immense plaisir de vous lire et de voir à travers vos yeux, Irène Saïd

Irene Said

14 h 31, le 20 janvier 2018

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • Merci, Monsieur Georges Boustany ! C'est à chaque fois un immense plaisir de vous lire et de voir à travers vos yeux, Irène Saïd

    Irene Said

    14 h 31, le 20 janvier 2018

Retour en haut