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Liban - La carte du Tendre

Un héros malgré lui

Photo collection Georges Boustany/LLL.

Le plus étonnant dans cette photo manifestement ratée est que sa propriétaire l'a quand même achetée auprès du photographe qui voulait lui faire une « surprise » et qu'elle l'a gardée toute sa vie. Étudiante en beaux-arts, l'a-t-elle trouvée intéressante, avec ce flou dans lequel elle se trouve plongée au premier plan ? A-t-elle pensé que ça la rendait plus « dynamique » ? Pour le collectionneur, que cette photo ait survécu à son handicap, au temps, à la guerre et aux vols tient du miracle, alors autant s'y plonger avec délices.

C'est précisément le ratage qui fait de ce cliché un témoignage rare d'un « petit métier » depuis longtemps disparu. Dans sa précipitation à « surprendre » sa future cliente, le photographe n'a pas eu le temps de faire la mise au point sur elle ; sans doute allait-elle du pas pressé de la jeunesse. Et c'est ainsi qu'apparaît derrière elle, en héros malgré lui, un portefaix dont on distingue nettement les traits, immortalisé avec son panier en osier, les cordages qui servent à l'attacher au front lorsqu'il est trop lourd, le pantalon douteux et la veste de récupération à peine boutonnée. Sur le chef, le bonnet de montagne sert à protéger du soleil ou du froid. Et saute aux yeux un contraste saisissant avec la dame élégante jusqu'au bout des gants, manteau cintré arrivant sagement sous les genoux comme l'exige l'époque, sacoche d'artiste à la main, foulard et lunettes noires. Elle est sérieuse et se hâte ; il a l'air de ne rien prendre au tragique et surtout pas sa propre condition, et son teint pâle à elle tranche avec son visage à lui, basané à souhait et barré d'une virile moustache.

Entre eux, il y a quelques mètres, mais un monde : elle fait ses courses et il la suit, gardant une distance respectueuse comme il se doit de la part d'un subalterne. La scène est à ce point caractéristique de notre Vieux Beyrouth qu'on ne remarque presque pas que les personnages traversent la place des Martyrs d'est en ouest, passant derrière le socle des Pleureuses, alors qu'on aperçoit, par la magie de la mauvaise mise au point, le studio même du photographe, nommé Empire comme le prestigieux cinéma qui se trouve dans le voisinage.

Les portefaix, originaires de villages aussi pauvres que reculés, étaient installés du côté de la Quarantaine et travaillaient essentiellement au port et dans les souks. Une célèbre carte postale qui les représente, éditée par André Terzis au début du siècle, donne une idée de leur condition : ils commencent à travailler enfants, vont pieds nus dans la fange des souks et portent des paniers presque aussi grands qu'eux. Paniers parfois si lourds que le même Terzis sera accidentellement tué par un portefaix des années plus tard, littéralement renversé par son chargement à Gemmayzé*...

Mis à part les clients riches qui possédaient voiture et chauffeur capables de les emmener jusqu'au cœur des souks, les chalands dans leur écrasante majorité louaient les services des portefaix qui les suivaient à pied jusqu'à leur domicile. Parfois, ces bons à tout faire se transformaient en éboueurs – il n'y a pas de sot métier – ramassant les ordures des appartements : ils pouvaient à cette occasion récupérer de vieux vêtements qu'ils revendaient à d'autres misérables. L'on avait aussi recours à eux au printemps pour sortir les lourds tapis sur le balcon, les battre, les ensoleiller et les ranger avant l'été.

Des nombreux petits métiers du Vieux Beyrouth qui ont disparu avant ou pendant la guerre, celui de portefaix, terme lui-même tombé en désuétude, était le plus représentatif, et dans les rues aseptisées de notre centre-ville d'aujourd'hui, on imagine que rôdent encore ces fantômes à bout de souffle, qui donnaient tout son cachet à la vieille ville désormais tapie dans les bibliothèques et les greniers poussiéreux.

* Camille Tarazi in Vitrine de l'Orient, éditions de la Revue Phénicienne, p. 135.

 

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