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Liban - La vie, mode d’emploi

94- Le salut par le non

Pas en raison d'une régression jusqu'à l'âge où l'on tape frénétiquement sa cuillère contre la table en refusant avec obstination la soupe du soir. Pas à cause de l'âge dit ingrat où l'on manifeste son rejet du monde entier et, d'abord, de son propre moi, méconnaissable dans cette voix tantôt d'ogre menaçant tantôt de petite fille apeurée et dans ce visage criblé de boutons, comme autant de griffures sur la peau satinée de l'enfance. Mais, très sérieusement, le non qui est un tremplin vers la vraie pensée ou vers l'inconnu par le bannissement des lieux communs qui se déversent à pleins seaux sur votre tête à peine tendez-vous l'oreille à une conversation : c'est ainsi qu'on éduque son enfant malpoli « avec affection et fermeté » et « au besoin par une petite tape avec sa cuillère protestataire » ; c'est ainsi qu'on met en confiance son adolescent devenu mutique à force de muer et plus fermé qu'une huître avec tous ses boutons, en parlant à sa place et en lui ouvrant votre cœur comme un livre qu'il aurait lui-même écrit ; c'est ainsi qu'on écoute un discours hautement instructif, « en veillant à n'en pas perdre une miette et en buvant un grand verre d'eau pour bien digérer et assimiler » ; et c'est ainsi qu'on se dépêche d'appliquer ces bons conseils comme des pansements sur les « bobos » de la vie ordinaire qui ne font pas plus mal que des égratignures, même sur une peau de satin, quand on sait bien les soigner.
Et cela peut continuer des heures durant sur le même ton professoral de qui croit détenir une sagesse infaillible et l'on passera, alors, à la régularité recommandée dans le changement des pansements, à la distribution des baisers-bonbons pour les sujets dociles et des regards furibonds pour les enfants-poisons, à l'obligatoire compréhension, à l'inévitable mécompréhension, à la regrettable répression et à la nécessaire décompression « qui sont, toutes, des opérations s'imposant aux adultes responsables » de la plus « exigeante » des tâches mais aussi, « soyons suffisamment humbles pour l'avouer », de la plus « gratifiante qui soit »...
Vous dites non à ce rôle tout prêt qui attend que vous vous couliez dedans, comme l'argile dans un moule. D'un geste souverain, vous faites table rase du « baratin » sentencieux qui vous a été infligé telle une affreuse soupe mal réchauffée, composée de trognons de pensées et de rognures de sentiments et vous reprenez à nouveaux frais (et avec quelle agréable fraîcheur dans vos idées) la réflexion sur votre problème bien personnel. Car vous n'avez pas affaire à n'importe quelle figure géométrique pour laquelle il existe des formules dûment répertoriées et des « eurêka » salvateurs, mais à la figure d'un être unique, aussi singulière et mystérieuse que votre relation à elle. Cette enfant qui brandit sa cuillère comme une hache de guerre est votre petite fille chérie qui porte le nom poétique de Laëtitia et qui n'a pas tellement tort de préférer le chocolat au lait aux fades potages enrichis aux vitamines et aux minéraux pour la croissance. Elle a cette manière de froncer les sourcils qui vous rappelle votre mère quand vous reveniez de l'école avec des pantalons déchirés. Si elle se montre tapageuse, c'est qu'elle est peut-être excédée de voir, autour de la table, les têtes penchées moins sur leur assiette que sur l'écran d'un dieu à ce point prodigue en oracles et en bienfaits qu'il ne cesse d'appeler, de parler et d'envoyer des signaux : le fameux iPhone (troisième nom après ceux de « maman » et de « papa » qu'elle a appris). Et ainsi vous allez à la rencontre de votre Laëtitia révoltée en rêvant et en priant pour être assez inspiré et avoir le mot ou le geste qui transformera sa colère en jeu inédit, plein de gazouillis et de câlineries. Vous allez à sa rencontre comme l'amoureux assuré de rien sauf du sentiment qui lui fait battre si fort le cœur. Vous allez à sa rencontre comme celui qui écrit et qui découvre, phrase après phrase, que les savants repères qu'il s'était prudemment donnés (La Philosophie du non de Bachelard, le non imprononcé qui, selon Soljenitsyne, a permis le maintien si longtemps du Goulag, etc.) sont perdus de vue pour laisser la place à un texte inattendu et à la nouveauté duquel, avec gratitude, il acquiesce.

Pas en raison d'une régression jusqu'à l'âge où l'on tape frénétiquement sa cuillère contre la table en refusant avec obstination la soupe du soir. Pas à cause de l'âge dit ingrat où l'on manifeste son rejet du monde entier et, d'abord, de son propre moi, méconnaissable dans cette voix tantôt d'ogre menaçant tantôt de petite fille apeurée et dans ce visage criblé de boutons, comme...

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