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Idées - Commentaire

L’équation libanaise à l’aune de deux Saint-Sylvestre historiques

Dans l'histoire du Liban contemporain, la date du 31 décembre présente de fortes significations symboliques dont les résonances ne sont pas sans rappeler les défis que le pays du Cèdre doit affronter pour la nouvelle année 2018. Le 31 décembre correspond en effet à deux événements historiques plutôt contradictoires qui résument pourtant assez bien la difficulté de l'équation libanaise actuelle, que la rocambolesque affaire Saad Hariri en 2017 (débloquée à l'aide de la France) a bien illustrée.
D'un côté, cette date est celle de l'indépendance effective. C'est en effet le jour de la Saint-Sylvestre 1946 que les dernières troupes françaises quittent le sol libanais, après une première indépendance politique obtenue non sans difficulté le 22 novembre 1943. La portée symbolique du départ des derniers soldats français est telle que les historiens en viennent aujourd'hui à s'interroger sur la fin réelle du mandat. La date de 1946 a fini par s'imposer et incarner l'expiration définitive d'une tutelle française qui a commencé en 1920 avec les accords de San Remo suivis de la proclamation du Grand Liban par le général Gouraud.

Souveraineté fragile
D'un autre côté, le 31 décembre est aussi, dans l'histoire nationale, symbole d'indépendance menacée. Qui, parmi les jeunes générations libanaises, se souvient encore des événements de la Saint-Sylvestre 1961 dont Adel Beshara est devenu aujourd'hui le principal historien ? Pour la première fois de sa jeune histoire, le Liban indépendant est l'objet d'une tentative de coup d'État organisée par des éléments à la fois civils et militaires du Parti social national syrien (PSNS) créé en 1932. La genèse du coup est ancienne et tient en partie à l'idéologie « syrianiste » et anticonfessionnelle du parti qui prône un Liban englobé dans une Grande Syrie. L'exécution, en 1949, de son fondateur Antoun Saadé par les autorités libanaises et l'attitude hostile des différents gouvernements de Beyrouth à l'égard du parti jusqu'au début des années soixante n'a fait qu'aggraver la situation. Après avoir soutenu l'arrivée au pouvoir du général Chéhab en 1958, le PSNS rentre dans l'opposition après son échec aux législatives de 1960. Son nouveau leader, Abdallah Saada, appelle à la révolution contre l'État libanais et s'en prend directement au régime. Mal préparé, le coup d'État du 31 décembre 1961 est rapidement déjoué et échoue piteusement malgré un plan visant à kidnapper le président Chéhab dans son palais présidentiel.
Dans un environnement arabe marqué par le succès des coups d'État, la démocratie libanaise sort renforcée de cette épreuve, mais le coup manqué fait prendre conscience de la fragilité de l'indépendance et de la souveraineté du pays. Car le 31 décembre 1961 n'est pas seulement une affaire interne au Liban. En toile de fond, la traditionnelle rivalité franco-britannique dans la région à travers l'implication supposée de la Grande-Bretagne et de son allié hachémite jordanien, accusés de comploter pour fondre le Liban dans une Grande Syrie. À l'époque déjà, le coup conforte Fouad Chéhab dans l'idée que le Liban ne peut compter que sur deux pays réellement amis : l'Égypte de Nasser et surtout la France du général de Gaulle. Le roi Hussein s'empresse, de son côté, de répondre aux accusations d'implication jordanienne dans une lettre du 8 février 1962 adressée au patriarche maronite dans laquelle il réfute tout projet de Grande Syrie.
L'affaire du putsch connaît finalement un règlement interne et la proposition du Caire de déposer une plainte au Conseil de sécurité est abandonnée. Les officiers comploteurs sont arrêtés respectivement les 11 et 20 janvier 1962, puis emprisonnés en attendant leur procès. Le 15 février 1962, le ministre libanais des Affaires étrangères reprend les conclusions d'une enquête libanaise officielle confirmant finalement l'absence de concours d'une puissance étrangère aux conjurés du PSNS.

Légende noire
Le 31 décembre 1961 a alimenté la légende noire de la présidence de Fouad Chéhab et nourri chez ses adversaires la thématique de la dictature déguisée. Cette thématique ressurgit aussi parmi d'autres aujourd'hui chez les détracteurs de la présidence de Michel Aoun. Le coup manqué et ses conséquences avaient posé à l'époque la question épineuse de la compatibilité du fonctionnement démocratique libanais avec une restriction des libertés. Tout en refusant de décréter l'état de siège et de restreindre les libertés publiques le jour du putsch, Chéhab avait opté en effet pour une reprise en main musclée : dissolution du PSNS, arrestation de près de 6 000 personnes. Le premier procès des officiers impliqués dans le coup du 31 décembre 1961 s'est déroulé devant un tribunal militaire du 15 juin au 18 septembre 1962. Après l'ajournement du tribunal au milieu du mois de septembre, un second procès est organisé à partir du 14 novembre 1963 par une cour militaire d'appel. Lors du jugement définitif du procès du PSNS en 1963, la Cour de cassation confirme 8 des 11 peines de mort prononcées contre les anciens cadres militaires du parti, ainsi que leur chef Abdallah Saada. Il faut attendre cependant le 19 février 1969 pour voir une amnistie votée pour les détenus civils du PSNS dont Saada lui-même. La dramatisation des enjeux auquel on a assisté au plus fort de l'affaire Hariri en 2017 est déjà à l'œuvre après le 31 décembre 1961 dans les discours présidentiels à la nation qui visent à convaincre la population qu'elle a échappé à un immense péril.
De l'indépendance à nos jours, les institutions libanaises et les rapports de force régionaux ont changé de nature. Les ambitions sur le Liban se lisent désormais à travers le prisme de la rivalité irano-saoudienne. Comme l'a rappelé en 2017 l'affaire Saad Hariri, les défis pour le pouvoir libanais n'ont pas changé : garantir la continuité des institutions, renforcer le rôle de l'État, construire et consolider une indépendance encore fragile. Fouad Chéhab l'avait bien compris en son temps. Telles sont les principales leçons pour 2018 à tirer des 31 décembre 1946 et 1961 au Liban.

Stéphane Malsagne est agrégé, docteur en histoire (Paris I) et enseignant à Sciences Po Paris. Dernier ouvrage : « Sous l'œil de la diplomatie française, le Liban de 1946 à 1990 » (Geuthner, 2017).

 

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