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Nos Lecteurs ont la Parole - par Karim NADER

Le Liban a besoin de philosophes beaucoup plus que d’ingénieurs ou de médecins

L'Orient-Le Jour a publié récemment une « enquête » concernant les étudiants en philosophie au Liban, nous expliquant pourquoi cette formation pourrait être utile, sauf que l'enquête ne fait pas justice à l'importance des matières littéraires, surtout dans notre pays.
J'ai quitté le Liban il y a quatre ans pour un bachelor en mathématiques à la Columbia University, mais un an plus tard, j'ai décidé de me concentrer sur la philosophie, et il y a quelques mois, j'ai obtenu ma licence en philosophie et en mathématiques avec mention. J'ai supporté tous les « bala taameh » auxquels je m'attendais dès qu'un Libanais découvrait qu'un élève « brillant » comme moi était en train de gaspiller sa bourse à l'une des meilleures universités dans le monde pour étudier la philo. Mais le Liban a besoin de philosophes, beaucoup plus que d'ingénieurs et de médecins, que ce soit pour maintenir notre identité libanaise à l'étranger ou dans notre pays même.
À l'étranger, le Liban ne sera jamais une autorité au niveau scientifique. La première transplantation de cœur d'un enfant performée au Liban a été un événement dans le monde de la médecine, au niveau national. Aux États-Unis, en 2016, 444 transplantations similaires ont été faites. Ce ne sont pas nos équipes d'ingénieurs et nos nombreux médecins qui font la réputation de notre pays à l'étranger, mais c'est bien notre histoire qui les fascine, c'est de notre culture qu'ils sont curieux. Ce sont les textes de Gibran Khalil Gibran qui sont lus à travers le monde et non pas nos publications scientifiques.
Nous pourrions essayer autant que faire se peut, mais le Liban ne mènera aucune révolution scientifique de sitôt : ce n'est pas dans notre pays que nous découvrirons une cure contre le cancer ou le futur de l'énergie renouvelable. Nous n'avons ni les ressources ni les investissements nécessaires pour de telles réussites. Mais le Liban a besoin d'une révolution culturelle et sociale. Nos livres d'histoire n'osent pas franchir la limite de la guerre civile, et le seul moyen pour les jeunes de ma génération de comprendre les dynamiques politiques et sociales de notre pays aujourd'hui est de demander à nos parents, qui refusent d'en parler, ou alors de reconstruire notre histoire, comme un puzzle, à travers les conversations de chauffeurs de taxi.
À New York, quand mes amis jordaniens et palestiniens, ou même les élèves en sciences politiques qui n'ont jamais mis un pied hors des États-Unis, me parlent de mon pays, je ne sais comment leur expliquer que je ne sais rien de ce qui se passe au Liban... Parfois, je ne sais même pas c'est quoi être libanais. C'est facile d'être maronite ou sunnite : nous nous identifions à ceux avec qui nous partageons une identité religieuse et un vécu commun. Mais lorsque chaque faction religieuse et politique a sa propre version de l'histoire de notre pays et une idéologie différente qui dicte sa façon de vivre, il n'est plus facile de comprendre notre identité nationale. Et ce ne sont pas les sciences qui vont unifier notre histoire et qui vont créer une identité libanaise, cette identité commune dont l'absence et le manque détruisent et divisent notre pays plus que les bombes, les armes et le sang.
Tout cela, c'est parce que vous, parents de tous bords – en éduquant des médecins et des ingénieurs, des avocats et des businessmen – avez oublié d'éduquer des écrivains et des artistes, qui retranscriront notre histoire et nos guerres à travers leurs plumes et leurs pinceaux, ou des philosophes et des sociologues, qui pourront nous expliquer les complexités de notre société et les idéologies qui l'ont fondée.
Former les élèves à argumenter, les doter de capacités à débattre, à remettre en question les aidera à prendre leur place dans l'espace public et aura un impact sur la manière dont ils participeront, à leur tour, à la constitution d'une identité nationale. Notre pays souffre de ce manque de remise en question, ce manque d'histoire et de culture depuis les années 60, et ce n'est pas l'ingénieur qui va le réparer, ni le médecin qui va le guérir, mais bien le philosophe qui, grâce à la rhétorique, grâce à l'esprit critique enseigné par la philosophie, permettra aux Libanais de construire leur identité avec tout ce qu'elle comporte de différences et contradictions.

 

L'Orient-Le Jour a publié récemment une « enquête » concernant les étudiants en philosophie au Liban, nous expliquant pourquoi cette formation pourrait être utile, sauf que l'enquête ne fait pas justice à l'importance des matières littéraires, surtout dans notre pays.J'ai quitté le Liban il y a quatre ans pour un bachelor en mathématiques à la Columbia University, mais un an plus...

commentaires (2)

EN FAIT... ET DE PHILANTHROPES !

LA LIBRE EXPRESSION

09 h 48, le 27 décembre 2017

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Commentaires (2)

  • EN FAIT... ET DE PHILANTHROPES !

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 48, le 27 décembre 2017

  • ""… Ce ne sont pas nos équipes d'ingénieurs et nos nombreux médecins qui font la réputation de notre pays à l'étranger…"" On ne compte plus dans la diaspora, les médecins d’origine libanaise qui font honneur au Liban, et là n’est pas la question. Mais quand vous écrivez : ""...Parfois, je ne sais même pas c'est quoi être libanais..."" alors qu’on s’attend d’un diplômé de Columbia une ébauche d’une définition de l’identité libanaise ou comment peut-on être Libanais en 2017. En effet, il faut de tout pour faire un monde et non seulement une pléthore de médecins…

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    03 h 08, le 27 décembre 2017

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