Un mois après les célébrations en grande pompe de la victoire du « oui » pour l'indépendance, les Kurdes d'Irak sont on ne peut plus en difficulté face à Bagdad. Sous pression de toutes parts, Erbil a proposé hier de geler les résultats de son référendum d'indépendance, pour tenter de sortir d'une crise avec Bagdad dans laquelle il a déjà beaucoup perdu.
Le gouvernement central ne l'entend cependant pas de cette oreille. Le Premier ministre irakien Haïder el-Abadi, en visite à Ankara, n'a pas commenté cette initiative, mais a de nouveau dénoncé une consultation tenue « de façon unilatérale et sans aucune considération pour le reste de l'Irak ». En revanche, le porte-parole des unités paramilitaires du Hachd el-Chaabi, qui épaulent l'armée irakienne tant face au groupe État islamique que face aux combattants kurdes (peshmergas), a rejeté sèchement cette proposition.
Déjà dès le lendemain du référendum qui s'est tenu le 25 septembre, une crise sans précédent s'en est suivie avec Bagdad, soutenu par les voisins turc et iranien désireux de couper court aux velléités indépendantistes de leurs propres minorités kurdes. Assuré aussi du rejet du scrutin par les États-Unis et d'autres pays soucieux de « l'unité de l'Irak », un acteur majeur de la lutte antijihadistes, M. Abadi, a envoyé ses troupes. Ces forces ont repris en quelques jours à peine la quasi-totalité des zones disputées d'Irak aux peshmergas, dans une démonstration de force qui s'est en de rares endroits soldée par des combats ayant fait une trentaine de morts. L'unique condition pour éviter ces mouvements militaires, avaient prévenu les responsables à Bagdad – jusqu'au président Fouad Maassoum, lui-même kurde – était l'annulation pure et simple des résultats du référendum.
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« Poignardé dans le dos »
Jusqu'à ce jour, le Kurdistan, en pleine tourmente politique et économique, refusait toute condition préalable à l'ouverture d'un dialogue. Mais, mardi, de nouveaux affrontements ont éclaté entre forces kurdes et irakiennes dans le Nord frontalier de la Turquie, et Bagdad se montre déterminé à reprendre l'ensemble des points de passage et autres terminaux à la région autonome.
Pour éviter « la guerre » et « la destruction du tissu social », Erbil a en conséquence proposé de « geler les résultats » de son référendum et d'entamer « un dialogue ouvert » avec Bagdad. Dans son communiqué publié tôt hier, la région autonome se dit aussi prête à « un cessez-le-feu immédiat ». Cette proposition n'a « aucune valeur », a répondu le porte-parole du Hachd, Ahmad el-Assadi. « Geler signifie reconnaître le référendum, or la demande du gouvernement irakien était claire : c'est l'annulation », a-t-il affirmé à l'AFP.
En position de force depuis la débandade en 2014 des forces fédérales face à la percée jihadiste, Erbil a aujourd'hui perdu gros. Fin septembre, le président du Kurdistan irakien Massoud Barzani avait promis un « dialogue sérieux » avec Bagdad. Mais, depuis, il fléchit chaque jour un peu plus face au gouvernement central irakien. « Il tente de limiter les dégâts », souligne Sami Nader, directeur du Levant Institute for Strategic Affairs, interrogé par L'Orient-Le Jour. « Les dissensions internes du côté kurde et le manque de soutien extérieur, notamment des États-Unis, l'ont empêché d'aller de l'avant » face à Bagdad, précise-t-il. Selon l'expert, « Barzani a été poignardé dans le dos ». Jusqu'alors, il « disposait de la carte de Kirkouk » pour négocier « mais il l'a perdue », poursuit M. Nader.
Car, sur le terrain, Erbil a quasiment perdu tous les territoires où ses peshmergas s'étaient déployés au-delà de ses frontières administratives. En vertu d'un accord tenu secret avec Bagdad, les peshmergas de l'UPK se sont retirés sans combat avant l'arrivée des troupes irakiennes. À l'issue des opérations de « restauration du pouvoir central » dans les zones disputées, notamment la riche province de Kirkouk, il a perdu les immenses champs de pétrole qui auraient pu assurer la viabilité économique d'un hypothétique État kurde, assurent les experts. L'Iran a toutefois rouvert hier un de ses trois postes-frontières avec le Kurdistan.
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« Normalisation rapide »
« Aujourd'hui, plus personne n'est avec nous, à part Dieu », se lamentait hier Mohammad Ali, 59 ans, commerçant à Erbil. Le problème, renchérissait Charoukh Souran, étudiant de 21 ans, est plutôt à chercher en interne : « Les Kurdes ne sont pas unis, la moitié de l'Union patriotique du Kurdistan (UPK, le parti du défunt président Jalal Talabani) a trahi le peuple », accuse-t-il.
L'ONU, qui jusqu'à la veille du référendum du 25 septembre plaidait pour un plan alternatif de négociations, a réitéré sa proposition d'aider à des pourparlers entre Bagdad et Erbil. Paris, de son côté, a salué un « geste positif » d'Erbil et dit espérer que Bagdad « puisse donner suite ».
Mardi, conséquence de la crise que traverse le Kurdistan, le Parlement kurde avait reporté les élections législatives et présidentielle prévues le 1er novembre.
La classe politique se déchire et l'opposition kurde a réclamé la démission du président Barzani, très discret depuis 10 jours et considérablement affaibli. Elle a demandé la constitution d'un « gouvernement de salut national » pour éviter à cette région, qui traverse une grave crise économique, plus de divisions et de déboires politiques face à Bagdad. Ces derniers jours, Erbil et Bagdad ont chacun émis des mandats d'arrêt visant de hautes personnalités politiques et militaires adverses.
« Il y a un équilibre fragile qu'il faut conserver », observe M. Nader. M. Abadi, qui sort pour l'instant vainqueur de ce bras de fer avec Erbil, « veut une normalisation rapide des relations avec les Kurdes car il sait que leurs demandes sont légitimes et que personne ne remet en cause leur droit historique » à l'indépendance, affirme-t-il. Selon le spécialiste, « l'effondrement de l'entité kurde pourrait renverser le rapport de force dans la région au détriment des États-Unis et de l'Irak ». « Cela donnerait un avantage à l'Iran alors que leur objectif est de contenir l'expansionnisme » de la République islamique iranienne qui partage une frontière directe avec l'Irak, conclut-il.
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