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Liban - La vie, mode d’emploi

82 – Le salut par le simili


Quittons les lieux de l'événementiel, les fauteuils confortables des désespérés, les consciences qui ont des délicatesses de vieilles demoiselles, les insomnies pour chiffonniers démiurges... enfin, tous nos modes d'emploi qui cherchent vainement à s'employer. Considérons, maintenant, comment ceux qui ont manifestement besoin d'être humainement sauvés tentent de se sauver eux-mêmes. Après tout, de même que la pathologie est, pour le freudisme, révélatrice de la psyché de l'homme sain, de même leur voie a des chances de nous apprendre la vérité sur certaines pratiques des hommes dits normaux et dont chacun se croit le plus malheureux de tous. Mais, d'abord, comment les désigner, eux qui ne sont pas pareils à tout ce beau monde? Avec des métaphores que le cinéma a démocratisées : Le Huitième Jour, Rain Man, Les Intouchables, Mon lendemain (Ghadi). Mais le septième art n'est pas seulement, en ce qui les concerne, pourvoyeur de noms poétiques ou suggestifs ou prescriptifs, il fournit aussi le modèle de leur voie : le simili, le simulacre, le faire-semblant, le pseudo, le trompe-l'œil. Car, pour survivre, ils se font, comme on dit vulgairement, leur cinéma : des festivités, avec éclats de rire sonores, accolades chaleureuses, baisers appuyés (pour le même sexe ou le semblable), furtifs et volés (pour l'autre sexe et le différent), des complicités, des jalousies, des réconciliations... et bien sûr des photos pour chaque scène afin de s'assurer qu'elle correspond exactement à celle du feuilleton qui passe à la télé, car sinon il faudra recommencer la pose. Contre la vie marâtre, ils ont trouvé une parade : la tromper en se trompant. À présent même, ils jouent leur propre rôle au cinéma, c'est-à-dire d'enfants tout drôles avec leurs grosses bévues et leur tendresse encore plus grosse et des ficelles à peine visibles. Et les spectateurs font leur cinéma de spectateurs au grand cœur qui aiment le différent et ferment les yeux sur les ficelles. On se congratule sur les images des magazines télévisés ou en papier glacé pour tant d'humanité et d'authenticité !
Mais qui les a entendus la nuit hurler dans leur dortoir comme des bêtes qu'on saigne ? Qui les a vus le matin, tout honteux, attendre la paume tendue qu'on leur donne leur dose de vrais médicaments pour traverser cahin-caha une existence qui, elle, ne joue pas à avoir du cœur ?
Cela fut écrit en souvenir d'êtres autrement plus drolatiques et pathétiques que sur les grands écrans. Toutefois, la vie qui aime toujours à m'asséner ses contredits – et que j'accueille d'abord avec la colère du mauvais élève qu'on corrige puis avec la gratitude du bon élève à qui l'on enseigne – n'a pas tardé à me mettre sous le nez des lignes de François Cheng. Or ce vieux sage, avant d'être l'académicien connu de tous, a vécu de longues années d'extrême détresse : l'exil, le chinois comme seule langue parlée... à des Français, la plonge pour ne pas plonger soi-même complètement dans la marginalité. Certes, ce n'était pas le fameux « femme, laide et noire » de Whoopi Goldberg dans Color Purple, comme comble de l'infortune dans une Amérique qui se trahit, mais son duplicata masculin sur le Vieux Continent qui ne lit plus Montaigne. Et pourtant, l'ancien damné de la terre, évoquant cette époque et ses compagnons de misère, a des mots pour récuser toute tentation nihiliste, qui nous bouleverse : « Nous avions bu toute l'eau amère de la vie ; nous en avions goûté aussi, de temps à autre, les saveurs inouïes. » Qu'est-ce à dire et à penser ? D'abord que la vie qui le fait parler ainsi a droit au moins à une révision de son procès, et qu'ensuite, ce qu'on peut prendre pour la comédie du bonheur est peut-être réellement un entracte inespéré dans un drame qui a trop duré... et qu'enfin, il arrive que le joueur soit pris à son jeu... et c'est autant de gagné sur le malheur.

Quittons les lieux de l'événementiel, les fauteuils confortables des désespérés, les consciences qui ont des délicatesses de vieilles demoiselles, les insomnies pour chiffonniers démiurges... enfin, tous nos modes d'emploi qui cherchent vainement à s'employer. Considérons, maintenant, comment ceux qui ont manifestement besoin d'être humainement sauvés tentent de se sauver eux-mêmes....

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