Alors que le Liban s'apprête aujourd'hui à enterrer dignement les soldats martyrs tombés entre les mains de Daech, la bataille du jurd, dans ses deux épisodes, continue de comporter de nombreuses zones d'ombre. Pourquoi maintenant ? Qui a pris la décision ? Ces questions et bien d'autres continuent à être posées dans les milieux politiques, au point de faire presque oublier que le Liban a finalement remporté une grande victoire contre le terrorisme, en éradiquant sa base principale sur son territoire tout en recouvrant le contrôle de 140 km2 à la frontière avec la Syrie.
Une source sécuritaire reconstitue le film des événements, selon son approche des faits. D'après cette source, au début de la guerre en Syrie, les parties qui appuyaient l'opposition syrienne pensaient que le régime tomberait rapidement, si ce n'est politiquement et populairement, au moins militairement. C'est dans ce sens que le Liban-Nord et la partie septentrionale de la Békaa étaient considérés utiles comme une base arrière de soutien à l'opposition syrienne.
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Après la bataille de Qousseir en 2013, qui a pratiquement permis de couper le lien entre le Liban-Nord et les fiefs de l'opposition de l'autre côté de la frontière, il n'y avait plus que la poche de Ersal (grosse bourgade sunnite dans un environnement chiite et chrétien) qui pouvait encore servir de base pour les insurgés, sachant que la Békaa est proche de la capitale syrienne. Mais, à mesure que les forces du régime et de leurs alliés agrandissaient leur zone de contrôle autour de Damas, cette poche ne pouvait plus être utile pour l'intérieur syrien. Elle ne représentait plus qu'une menace pour l'intérieur libanais, contre le Hezbollah mais aussi contre l'armée et les Libanais en général, à mesure que l'opposition syrienne se radicalisait.
C'est pourquoi, dès son élection à la tête de l'État, le président Michel Aoun a décidé d'en finir avec cette poche, d'abord parce qu'elle constitue une menace et qu'il avait, dans son discours d'investiture, mis en avant l'idée des opérations militaires préventives pour protéger le Liban, et ensuite pour permettre à l'armée humiliée par les événements d'août 2014 de retrouver son honneur. Il fallait pour cela procéder aux nominations militaires et sécuritaires destinées à renforcer les forces armées et la coopération entre elles.
Toutefois, avant de lancer la bataille, il fallait aussi lui assurer la couverture politique, sachant que, depuis Taëf, le commandement de l'armée est placé sous le pouvoir du Conseil des ministres réuni. Le président de la République conserve son titre de chef suprême des forces armées, mais, jusqu'à ce que le président Aoun décide de l'utiliser, il s'agissait d'un titre honorifique plus que réel. Il fallait aussi obtenir l'aval des Américains qui sont aujourd'hui la partie internationale qui aide le plus l'armée libanaise.
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Selon la source sécuritaire précitée, les contacts étaient permanents avec le commandement militaire américain qui a rapidement compris l'importance pour le Liban de mener cette bataille. À cet égard, la source sécuritaire fait une distinction entre les militaires américains et les politiques. Les premiers auraient été favorables à l'opération de l'armée alors que les politiques (le Congrès) ne voient au Liban que la menace que représente le Hezbollah.
De son côté, le Premier ministre a effectué une visite-éclair en Arabie saoudite pour informer les dirigeants saoudiens de ce qui se préparait, et il a été finalement convenu que l'armée libanaise mènerait la bataille en commençant par le jurd de Ras Baalbeck et du Qaa, considéré comme le plus menaçant, d'abord, parce que c'est l'État islamique qui y était installé, et, ensuite, parce qu'il est le prolongement de localités chrétiennes, fragilisées par l'attentat terroriste contre le Qaa en 2016, qui visait à pousser les chrétiens à quitter cette région.
Craignant la possibilité qu'une fois la bataille du jurd du Qaa et de Ras Baalbeck terminée, le pouvoir politique oublie le jurd de Ersal où sont installés les combattants de l'ex-Front al-Nosra (avec leurs prolongements dans les camps de déplacés syriens situés entre le jurd et Ersal), le Hezbollah a décidé de devancer l'opération en menant sa propre bataille du jurd de Ersal. Qu'il y ait eu une coordination tacite sur le terrain entre le Hezbollah et l'armée, la source sécuritaire précitée refuse de le confirmer, mais elle précise que l'opération préventive de l'armée dans les deux camps de déplacés entre Ersal et son jurd a facilité la bataille du Hezbollah qui bénéficiait d'ailleurs d'un large appui populaire. C'est d'ailleurs cet appui, ainsi que la rapidité avec laquelle le Hezbollah a mené l'opération qui ont irrité des parties régionales et internationales. Au point qu'elles ont poussé les autorités libanaises à rejeter toute coordination avec le Hezbollah et l'armée syrienne. Ou, si une telle coordination doit avoir lieu, qu'elle soit au moins discrète et limitée. L'armée libanaise s'est conformée à ces directives, limitant au maximum la coordination avec ceux qui menaient la bataille de l'autre côté de la frontière. La coordination devenait toutefois inévitable sur le terrain, à mesure que la superficie contrôlée par les terroristes se réduisait, pour éviter de lancer des bombardements qui pourraient atteindre d'autres forces que celles de l'ennemi, en raison de la marge d'erreur dans le tir.
Lorsque les terroristes se sont retrouvés coincés dans un réduit de 20 km2 en territoire libanais, l'armée leur a laissé un petit couloir pour qu'ils puissent s'enfuir en territoire syrien. L'objectif du commandement était double : d'abord éviter un carnage, surtout qu'il avait reçu des informations précises sur la présence de civils avec les terroristes. Après le tollé provoqué autour de la mort de quatre personnes arrêtées dans le cadre de l'opération préventive autour de Ersal, l'armée voulait une opération « propre ». Ensuite, la troupe ne voulait pas prendre le risque d'éliminer, dans la foulée, les terroristes ayant des informations sur le sort des militaires enlevés par l'EI et se retrouver avec un dossier qui ne serait jamais refermé. Aujourd'hui, en dépit de toutes les critiques, les familles des martyrs de l'armée pourront faire leur deuil et se consoler, autant que faire se peut, avec l'hommage national qui sera rendu à leurs enfants. Le sort des soldats martyrs ne sera pas comme celui des milliers de disparus de la guerre libanaise. Ils auront une sépulture et des tombes qui rappelleront toujours leur sacrifice.
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commentaires (5)
Tôt ou tard les vendus recevront leur dû. Tiens, ça rime ...
Remy Martin
19 h 56, le 08 septembre 2017