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Liban - Islam

« Lectures du Coran » de Mohammed Arkoun, une œuvre d’avant-garde

Un colloque consacré à la pensée du grand islamologue disparu est envisagé au Liban en 2018.

Mohammed Arkoun, un homme d’une rare érudition (1928-2010).

Mohammed Arkoun est un peu à la pensée musulmane ce que le philosophe Emmanuel Kant fut pour l'histoire des idées en Occident. Sa Critique de la raison musulmane, titre de l'un de ses premiers ouvrages, est d'une portée que le monde musulman est encore loin d'avoir assimilée. Décédé en 2010, son legs intellectuel est assumé dans des conditions souvent difficiles, par sa veuve Touria Yacoubi, qui a créé une fondation pour la perpétuer (Fondation Mohammed Arkoun pour la paix entre les cultures : fondation-arkoun.org) ainsi qu'un prix décerné tous les deux ans.

Mme Yacoubi vient de passer quelques jours au Liban, dans l'idée d'y rencontrer les anciens élèves et disciples de son époux, et de marquer l'année prochaine par un symposium, le 90e anniversaire de sa naissance (14 septembre 1928). Le lieu et les partenaires de cet événement qui se prépare sont encore indéfinis à ce stade, note-t-elle, précisant que Mohammed Arkoun a donné plusieurs conférences au Liban, où elle-même l'a accompagné à deux reprises.

Touria Yacoubi est également au Liban pour la parution simultané d'un ouvrage somme de Mohammed Arkoun, Lectures du Coran, à la fois chez Albin Michel et chez Saqi (en arabe). Paru la première fois en 1991, cet opus fondamental en est à sa troisième édition et a été mis à jour à deux reprises, la première fois par Mohammed Arkoun lui-même et la seconde par Touria Yacoubi, à partir des notes laissées par son mari. « Ce travail m'a pris un an, confie-t-elle. Il a fallu revoir des notes éparses ou lire les différentes versions d'un texte et en retenir la plus complète. Il n'était pas pensable qu'un homme comme Mohammed Arkoun ne tienne pas compte des développements historiques introduits dans le monde musulman par la guerre du Golfe, puis l'invasion de l'Irak », ajoute-t-elle. La publication de textes inédits est en préparation.

 

(Pour mémoire : François apporte sa caution à l'imam d'al-Azhar : un pari audacieux)

 

Surprise
Les travaux de Mohammed Arkoun sont relativement bien connus au Liban, mais Mme Yacoubi est quand même surprise de ce que sa disparition ait eu peu d'impact sur sa notoriété ou la production intellectuelle en rapport avec les thèmes qu'il a abordés. Elle espère qu'avec l'organisation du symposium envisagé et la participation de chercheurs et professeurs universitaires comme Charbel Dagher et Nayla Abinader, les choses changeront.

La pensée de l'islamologue Mohammed Arkoun, foisonnante et tout en nuances, n'est pas facile d'abord. Pour l'assimiler, il faut du temps et des instruments critiques que peu de personnes maîtrisent. Mohammed Arkoun avance à pas de loup dans un corpus des plus touffus. À plusieurs reprises, dans son ouvrage, il se déclare conscient de l'inégalité du combat qu'il mène contre l'interprétation idéologique et politique de l'islam. Son objectif, restituer le Coran dans sa fonction d'élan religieux, après son dépouillement de ce que les sciences humaines peuvent légitimement s'approprier du texte, en tirant au clair son mode de production formel. Ainsi l'islamologue espère rajeunir non pas le Coran, mais sa lecture et, tout en lui gardant son intégrité de Tout signifiant, introduire pour le comprendre et l'analyser un appareil critique lourd : linguistique, sémiologie (code d'organisation du sens), histoire, critique littéraire, etc.

 

L'impensé et l'impensable
Ce faisant, Mohammed Arkoun s'aventure dans « l'impensé et l'impensable » d'une interprétation figée au XIIIe siècle par « la fermeture des portes de l'ijtihad », réfractaire à toute nouveauté. Une fermeture qui a codifié et réorganisé le Coran, en a balisé la lecture, atrophiant par là même la raison, pour la plier à la littéralité du texte, l'obliger à accepter comme vérités ce qui n'est que termes de métaphore, à prendre pour sens propre ce qui n'est que sens figuré, etc.

L'entreprise n'était pas sans risques pour l'islamologue. Les travaux de Mohammed Arkoun ont été critiqués, même s'il a été suffisamment prudent pour éviter les accusations péremptoires. Mais plus que la crainte d'une menace physique, c'est le défi intellectuel qui est le plus difficile à assumer, car toutes les lectures du Coran s'effectuent sur fond d'hostilité intellectuelle et/ou politique à l'Occident. Et l'on ne sait que trop, depuis le décès du penseur, les monstres que ces distorsions ont contribué à créer. Aucune chance, dans l'un ou l'autre cas, de retrouver le souffle universel du Coran, sa plaidoirie passionnée pour le Dieu unique, omniscient, omnipotent, Seigneur du Jour du Jugement, et donc d'un Dieu qui laisse les hommes à leur liberté et à leur responsabilité, puisqu'il a fixé un jour où il demandera compte de leur exercice.

 

Intuitions visionnaires
Quand on demande à Touria Yacoubi ce qui la touche le plus dans l'œuvre et la pensée de son époux, elle répond : « Son avant-gardisme et ses intuitions visionnaires, doublées d'une érudition incomparable. » On pourrait ajouter : son désintéressement. Voilà un penseur qui a réuni sur les conditions d'une lecture croyante du Coran, mais libre, contemporaine, affranchie des diktats (notamment vestimentaires) et des commandements et interdits de tous ordres qui en alourdissent la lecture idéologique et politique.
L'Institut du monde arabe, à Paris, vient de consacrer une rétrospective à Mohammed Arkoun. Une bibliothèque portant son nom a vu le jour, rue Mouffetard, à l'initiative de l'ancien maire de la ville, Bertrand Delanoë. Au Maroc, Casablanca, Rabat et Tanger vont lui consacrer des colloques. L'Algérie elle-même s'est réveillée, en s'apercevant tardivement que le penseur porte la nationalité algérienne, et une fièvre des thèses qui lui sont consacrées s'est déclarée (une vingtaine jusqu'à présent, précise Mme Yacoubi).

« Pour sauver le monde musulman de ses démons, écrit Mohammed Arkoun, et le sortir de ses impasses, il est essentiel que l'islam accède à la modernité culturelle et politique », ce qui ne signifie pas, selon lui, que ce passage « entraîne nécessairement l'élimination de la théologie par l'anthropologie », comme cela s'est passé pour le christianisme dans certaines sphères de la pensée occidentale. « Mais, ajoute-t-il, rien ne se fera sans une subversion des systèmes anciens de pensée religieuse et des idéologies de combat qui les confortent, les réactivent et les relaient », une subversion « qui lui permettra de rejoindre le monde moderne et la laïcité ». « Actuellement, juge-t-il encore, toute intervention subversive est doublement censurée : censure officielle des États et censure des mouvements islamistes. Dans les deux cas, la pensée moderne et ses acquis scientifiques sont rejetés ou, au mieux, marginalisés. » Le combat se poursuit.

 

Pour mémoire

Au congrès d'al-Azhar, une question : comment sortir de la violence

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