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Liban - La vie, mode d’emploi

71- Le salut par la médiocrité

Nous ne bénissons pas assez la médiocrité d'être ce qu'elle est, c'est-à-dire de se présenter toujours avec son sourire satisfait et de nous reposer ainsi, le temps que nous nous trouvons en sa compagnie, de l'obligation de tendre vers plus grand que soi ou de raisonner celui qui se croit le plus petit de tous.
La médiocrité repose du « trop », elle qui vise le « juste » et se frotte les mains de cette justesse qu'elle confond avec la justice. Par là, elle rappelle ces épiciers qui se félicitent que l'aiguille de leur balance marque exactement un chiffre entier, ce qui ne permet aucune générosité d'un côté ou de l'autre du comptoir. Car il ne faut surtout pas s'attendre à un grand geste de la part de la médiocrité. Avec les gros mots, les grands gestes sont réservés aux circonstances exceptionnelles : ceux-ci, aux drames historiques qu'on regarde à la télévision, et ceux-là, aux rares fois où l'on réussit à prendre la main dans le sac, le commis pas très regardant, lui, sur la monnaie à rendre. Le reste du temps, la médiocrité égrène ses lieux communs à longs intervalles réguliers pour s'assurer que le chemin est parfaitement balisé, qui va de la vie à la mort, qu'il n'est rien sans son explication raisonnable et son mode d'usage immédiat. Bien sûr, en quelques occasions, il lui arrive aussi d'énoncer deux sentences à la file, mais, après cela, elle est si contente de sa performance qu'elle se tait en attendant de récolter l'approbation des autorités qu'elle vénère comme elle seule sait le faire, avec une génuflexion dans la voix.
Il faut remercier aussi la médiocrité lorsqu'elle vous envoie d'éminents représentants de son espèce. Grâce à eux, vous comprenez pourquoi beaucoup de jeunes gens deviennent enragés quand on les leur offre comme modèles : ils sont prêts, pour ne leur ressembler en rien, à couper leurs cheveux à l'iroquoise, parler tout de travers avec des grognements et des silences, et se mettre à mordre frénétiquement aux premiers mots de la sempiternelle litanie : « Si jeunesse savait... », « On peut vivre pour un idéal, on ne saurait en vivre », etc.
Grâce à eux, vous ne tardez pas à réaliser pourquoi il est préférable de se débattre dans ses problèmes, aussi inextricables soient-ils, ou de les battre comme plâtre jusqu'à ce qu'ils cessent de vous faire une existence de tous les diables plutôt que de se résigner à leurs formules de perroquet, et, de les voir, ensuite, se congratuler en constatant que leur sagesse gagne du terrain et que, bientôt, il n'y aura plus d'Everest ou d'Annapurna... même pas une colline à l'horizon. Seulement la plaine, faite de toutes leurs platitudes cousues bout à bout.
Grâce à eux, vous êtes instruits de la manière infaillible de n'être jamais évincé de sa place : rien n'étant plus dangereux que l'absence de médiocrité aux yeux du petit gradé pour lequel elle signifie exigence d'autocritique, de réforme ou même de démission, il se dépêche de faire valoir la tranquillité de la « bonne » moyenne devant ses supérieurs qui doivent, assure-t-il, se sentir également menacés. Ainsi se trame la conjuration des médiocres pour la paix de tous et se perd la chance d'assister à la manifestation de quelque chose de risqué, certes, mais de nouveau, de vivifiant, et, pourquoi pas ? d'exaltant.
Ce n'est pas que la médiocrité ne veuille pas obéir au mot d'ordre de la modernité : innover ; elle essaie de le faire pour ne pas paraître se croiser les bras, surtout lorsqu'elle est payée pour se remuer. Mais, alors, il faut la voir qui vous sert des plats plus fades que ceux des plus impitoyables diètes ou qui programme ses moments de « création » comme des rendez-vous donnés à l'amour avec menace de ne plus le recevoir s'il n'arrive pas à l'heure tapante. Car, ainsi qu'elle aime à le répéter, « la ponctualité est la vertu des rois ». Et elle, effectivement, est toujours là qui vous tente à l'heure du découragement. Et elle, effectivement, étend son règne tant que vous ne lui résistez pas. Et elle, effectivement, vous apprend ce qu'il peut y avoir de vice dans une certaine vertu.

 

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Nous ne bénissons pas assez la médiocrité d'être ce qu'elle est, c'est-à-dire de se présenter toujours avec son sourire satisfait et de nous reposer ainsi, le temps que nous nous trouvons en sa compagnie, de l'obligation de tendre vers plus grand que soi ou de raisonner celui qui se croit le plus petit de tous.La médiocrité repose du « trop », elle qui vise le « juste » et se...

commentaires (2)

Je ne dirai qu'un mot: excellent! Et puis encore : Nicole Hatem décrit avec sa subtilité habituelle et de jolis mots les maux universels de la bien-pensance. Et il n'y a pas que les petits gradés pour exceller dans la médiocrité.

Marionet

10 h 14, le 24 juin 2017

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Commentaires (2)

  • Je ne dirai qu'un mot: excellent! Et puis encore : Nicole Hatem décrit avec sa subtilité habituelle et de jolis mots les maux universels de la bien-pensance. Et il n'y a pas que les petits gradés pour exceller dans la médiocrité.

    Marionet

    10 h 14, le 24 juin 2017

  • Magnifique! Dommage qu'il n'y ait plus de Montherlant ni de Don Ferrante pour envoyer "en prison pour médiocrité"!

    Yves Prevost

    07 h 20, le 24 juin 2017

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