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Liban - La vie, mode d’emploi

66 – Le salut par le « oui, oui, j’ai compris ! »

Moi-même, j'ai compris, après une petite fréquentation des sphères du pouvoir, comment interpréter cette expression courante qui devient énigmatique lorsqu'elle précède toute parole et donc, forcément, toute explication. Pour aider le lecteur à déchiffrer à son tour ce qui se cache derrière cet étrange usage de la langue, je vais recourir à deux expériences communes.
La première est celle qui vous place en face de personnes qu'on désigne par le terme général et commode de subordonnés, mais qui, rappelé ou non, incommode les intéressés au plus haut point. Alors, si vous êtes le parent d'un adolescent, vous n'aurez pas de peine à réaliser que vous êtes condamné à subir une réédition publique de votre drame privé. Celui qu'on appelle encore petit (moitié par habitude, moitié par cajolerie) veut prouver non seulement qu'il est grand, mais le plus grand et, de ce fait, il comprend tout, même ce que vous n'avez pas encore dit... Désormais, c'est lui qui parle. C'est cela que vous devez comprendre. Passe encore pour des remarques d'ordre stylistique, telles que « le mot nourriture est plus joli que bouffe », « délicieux est la forme correcte de trop bon », que vous vous apprêtiez à formuler ; mais quand vous avez affaire, comme c'est mon cas, à des discours aussi importants et difficultueux que le Discours de la méthode de Descartes, vous êtes tenté de vous étonner et même de vous fâcher contre la vie qui est si mal faite. Quoi ! vous avez mis des années à essayer de saisir le sens des propositions que vous vous disposez à exposer sans être sûr d'être parvenu à en élucider une seule parfaitement, et il existe des personnes qui ont déjà tout compris ! Si les chances entre les humains paraissent à ce point inégales, n'a-t-on pas raison d'être darwinien et de défendre l'école à deux vitesses : l'une pour des esprits-fusées et l'autre pour des esprits-piétons qui piétinent tant, les malheureux, que c'est simple charité que de les laisser entre eux à ânonner, suer et répéter ? Mais il est certainement plus sage d'abandonner la conquête illusoire des galaxies à ceux dont l'esprit est plus rapide que toute lumière et d'espérer qu'ils finiront par réussir, un jour, à simplement devenir adultes... en gagnant un échelon ou en bataillant avec leur adolescent de fils.
La seconde situation est celle du supérieur qui reçoit dans son bureau un employé et voit soudain celui-ci esquisser un mouvement comme pour se pencher vers lui, comme pour lui faire une confidence. Et c'est l'épouvante qui s'empare du petit chef ! Il a déjà étendu ses bras pour écarter l'importun, pour le mettre à des années-lumière de lui (c'est-à-dire pour lui rappeler l'espace sidéral qui sépare leurs deux échelons). S'il obéissait à son impulsion, il le jetterait dans la corbeille ; hélas ! depuis la création des syndicats, on n'est même plus autorisé à chiffonner (comme du papier) un subordonné ! À défaut donc de pouvoir le précipiter dans quelque oubliette, il déclare précipitamment : « Oui, oui, j'ai compris ! » Car il ne faut surtout pas entendre ce qui risque de déranger, ce qui exigerait de prendre position et compromettrait tous les échelons qui restent encore à obtenir. On connaît la malignité des subordonnés : ils iraient raconter que c'est lui, le petit chef, qui leur a confié ceci ou cela ! Notre homme n'est plus un bleu pour se laisser prendre aux gestes de confiance ; il a lui-même fait tant de courbettes qu'il sait décoder, au degré près, l'angle des dos penchés et inclinés. Aussi, son « oui, oui, j'ai compris » signifie littéralement : « Je n'ai aucun doute : vous voulez me faire tomber. Je vous empêcherai d'ouvrir la bouche. Allez-vous-en ! Et si vous refusez de comprendre, je vais à l'instant inventer un rendez-vous oublié en vous donnant l'impression que je connais vos soucis mieux que vous-même... Ne suis-je pas votre supérieur ? »
Ainsi se déroule le petit jeu du pouvoir pour la plus grande jouissance de quelques-uns et le désespoir de beaucoup d'autres.

Moi-même, j'ai compris, après une petite fréquentation des sphères du pouvoir, comment interpréter cette expression courante qui devient énigmatique lorsqu'elle précède toute parole et donc, forcément, toute explication. Pour aider le lecteur à déchiffrer à son tour ce qui se cache derrière cet étrange usage de la langue, je vais recourir à deux expériences communes.La première...

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