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Liban - La vie, mode d’emploi

65 - Le salut par la hauteur

Il a plus de soixante-dix ans, occupe le faîte du pouvoir dans son entreprise et se plaint, comme il se doit, que ce n'est pas, pour lui, chaque jour fête – ne reculant pas devant un jeu de mots si facile qu'il vous donne sérieusement des envies de vous mettre au « sujet-verbe-complément » comme d'autres au pain et à l'eau. Il me rencontre à un dîner et, prenant un air de jeune fille affreusement scandalisée, m'aborde avec ces mots : « Où allez-vous donc chercher des sentiments si noirs pour vos saluts ? Votre cœur, à n'en pas douter, doit être un véritable nœud de vipères. » Je conclus, sans peine, qu'il a tout juste lu le titre du roman de Mauriac et n'en connaît pas la fin. Il ajoute : « Heureusement que, pour ma part, je suis entouré d'un chœur tout pur ! » Il croit qu'il s'agit de « cœur » parce qu'il dessine, avec ses deux mains, un grand cœur de la Saint-Valentin. Ainsi, le faîte du pouvoir a des libertés que n'a pas même le lecteur qui paie son journal : celui-ci se contente de ne pas lire ce qui ne lui plaît pas, celui-là se fait rapporter ce qu'il n'a pas lu et vous assomme avec tout ce qu'il ne sait pas !
Mais le faîte du pouvoir – qui s'est évidemment fait prier pour occuper une position si élevée où l'on risque d'avoir le mal des hauteurs et de se rompre le cou si l'on n'écrase pas quotidiennement les premiers de cordée, obsédés par les seuls sommets et prêts, pour les atteindre, à vous faire mille croche-pieds – ne se contente pas de ses gracieusetés à mon égard, il veut m'apporter sans tarder la preuve de l'exactitude de toute parole qui sort de sa bouche et m'apprendre, de surcroît, ce qu'est la vraie vie, celle où il évolue et vole presque, comme dans l'éther. Il appelle donc, d'un petit signe de la main, ses cinq secrétaires et auxiliaires qui, comme par hasard, semblent toutes à peine sorties de l'adolescence et ont très joli minois et très jolie allure et très jolis vêtements et très identiques sourires. Quelle pitié que cette jeunesse qui fait son étalage comme dans les magazines sur papier glacé et qui vous glace le cœur ! On aimerait lui débarbouiller le visage avec un gros savon, la décoiffer comme un vent chahuteur, lui décommander son sourire, l'habiller avec des vêtements de fripier, l'asseoir devant un pupitre et lui apprendre tout ce qu'elle ne sait pas sur la vraie vie qui est ailleurs, sur les belles jeunesses rêveuses, rebelles et sans barbons.
Mais le faîte du pouvoir est entêté : il n'est pas au faîte pour n'être pas vu, il faut le regarder et l'écouter jusqu'au bout dans sa démonstration d'une existence en rose bonbon et tutu assorti. Il procède donc aux présentations avec les petits rires complices qu'on peut imaginer. Je le remercie intérieurement de m'épargner le pincement des joues et le bras enveloppant et protecteur autour des épaules, car je suis déjà prise à mon tour du mal des hauteurs, avec cette petite différence qu'il ressemble chez moi, probablement à cause de la nouveauté de telles altitudes pour ma constitution, au mal de mer. Il glisse entre ses « damoiselles » de cœur et de chœur, comme pour me donner l'impression que son âme elle-même est aussi glissante et brillante que le parquet ciré. Je me demande s'il va exécuter sous mes yeux une pirouette, si son âge et son embonpoint vont lui permettre de répéter in concreto ce qu'il n'a cessé de faire au figuré, tout au long de sa carrière, au point de donner le tournis à qui se hasardait à le suivre. Non ! il préfère me surprendre par un entrechat où, sautillant et se haussant encore plus si possible, il montre à la petite souris que je suis le peu de chance qu'elle aura d'échapper à la patte qui s'abattra sur elle si elle s'obstine à ignorer la vraie vie... celle où l'on n'aspire qu'à la hauteur, à la grandeur !

 

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