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Liban - La vie, mode d’emploi

68 - Le salut par le voyage


Le Voyage de monsieur Perrichon est un classique, qui ne vaut certes pas la plus médiocre piécette de Molière, mais auquel on ne peut dénier une certaine drôlerie. Comment, en effet, ne pas sourire de la conduite de ce bourgeois imaginé par Labiche, qui accepte si mal l'idée d'avoir été sauvé par un jeune homme d'une chute dans un ravin qu'un prétendant à la main de sa fille va, dans l'espoir d'être agréé, prétendre être sur le point de tomber dans un autre ravin pour se laisser sauver par lui et l'aider de la sorte à panser sa vanité blessée ? Car le véritable voyage est toujours celui du désir qu'on transporte partout et qui vous porte jusqu'aux sommets des montagnes au risque de vous précipiter aussi dans leurs gorges. Il en est ainsi pour notre voyageur dans les Alpes suisses dont le seul vœu est de parader, mais aussi pour les deux jeunes gens, le sauveur et le sauvé, qui n'aspirent qu'à la main de la jolie Perrichone et, en sus, à mettre la leur sur la fortune non moins jolie de Perrichon.
Hobbes, le père de l'idée d'un État-Léviathan, développe une conception du désir qui mérite d'être connue si l'on veut mesurer l'étendue presque infinie de ses débordements potentiels et comprendre pourquoi le pouvoir du prince doit être irrésistible (précisément, comme la force d'un Léviathan) pour les contrer. Il soutient que le désir voyage sans avoir de destination précise, car le bonheur de l'homme n'est pas dans le repos d'un cœur comblé, mais dans la course qui vise à rendre sûre la route de ses pérégrinations futures, la satisfaction d'un vœu ne servant que de tremplin à l'exaucement d'un autre.
Arrêtons ces explications laborieuses et passons à l'exemple, toujours plus instructif quand il s'agit de la vie et de ses passions : imaginons, nous-même, le voyage d'un monsieur Derridon. Il a été invité pour la promotion d'une marque de cravates de luxe. Il arrive au Liban avec une grosse valise et on commence par supposer qu'il n'aura pas le temps de tout montrer, de tout vanter, comme le doit un digne et consciencieux représentant d'un article haut de gamme. Mais il y a là méprise sur le voyageur et ses vertus : c'est Derridon avec son gros désir qui a débarqué et non une malheureuse fourmi japonaise. Vous le conduisez à l'endroit de la côte méditerranéenne où il mourait d'envie de se rendre et déjà, en chemin, il vous confie, comme en passant, qu'on lui a loué les charmes incomparables de tel autre site à deux mille mètres d'altitude. Vous remuez ciel et terre et même un peu l'enfer pour lui dénicher quelque diable qui pourrait l'accompagner à ce lieu de sa plus grande convoitise et voilà qu'il vous revient en regrettant de n'y être pas resté le temps nécessaire pour se remplir les poumons d'air pur, mais en ajoutant qu'il se confirme, d'après ce que lui a dit le guide, qu'il ne doit pas rater la vue de tel autre paysage, le plus beau de tous. Vous implorez pour avoir un peu de répit et pour vous sentir un peu moins mauvaise hôtesse et patriote. Mais le désir, comme la faim, n'a pas d'oreilles et monsieur Derridon reprend son antienne : si seulement il pouvait contempler ce panorama à couper le souffle ! Vous aimeriez vous saisir de l'une de ses cravates dont vous n'avez pas encore vu la couleur et cravater son désir, le temps que vous repreniez vous-même un peu votre souffle. Mais vos désirs, habitués à la politesse et à ses euphémismes, ne sont pas de force à lutter avec les siens, coutumiers de l'emphase et de l'hyperbole. Vous sollicitez, en désespoir de cause, un vieil ami qui ne vous refuse rien et le suppliez de s'occuper de cet enfant mal élevé qui ne sait pas que le monde est fait de désirs réprimés.
De retour dans son pays, monsieur Derridon vous envoie des photos de lui conduisant son désir dans des défilés coupe-gorge de quelque « sublimissime » cordillère. Vous, de votre côté, réfugiée sous un gros édredon coupe-colère, vous soignez votre gorge enflammée par l'excès de mots rentrés.

Le Voyage de monsieur Perrichon est un classique, qui ne vaut certes pas la plus médiocre piécette de Molière, mais auquel on ne peut dénier une certaine drôlerie. Comment, en effet, ne pas sourire de la conduite de ce bourgeois imaginé par Labiche, qui accepte si mal l'idée d'avoir été sauvé par un jeune homme d'une chute dans un ravin qu'un prétendant à la main de sa fille va, dans...

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