Cela ressemble cyniquement à un pied de nez à l'adresse de la conférence internationale sur l'avenir de la Syrie qui poursuit ses travaux aujourd'hui à Bruxelles à l'initiative de l'Union européenne et des Nations unies. La coïncidence saute aux yeux. Le jour même de l'ouverture de ces assises élargies, auxquelles ont été conviés 70 pays et organisations internationales, une nouvelle attaque chimique a été sauvagement perpétrée hier matin contre la localité syrienne de Khan Cheikhoun, dans la province d'Idleb, fief des rebelles syriens. Bilan : au moins une soixantaine de tués, dont 11 enfants, et plus de 170 blessés. Ou plutôt gazés. Et pour pousser la barbarie jusqu'au bout, l'hôpital où étaient traitées les victimes a été bombardé, forçant des médecins à s'enfuir au milieu des décombres.
La Russie s'est empressée de souligner que son aviation n'avait pas bombardé le secteur, et le régime Assad, en démentant hier soir avoir utilisé des armes chimiques, s'est livré à son comportement favori : le déni absolu face aux réalités. Ce ne sont quand même pas les Suisses ou les Suédois qui ont bombardé Idleb au gaz toxique...
Reflétant une fois de plus une cohérence louable et honorable dans sa politique moyen-orientale, le président François Hollande a dénoncé sans détour « la responsabilité » de Bachar el-Assad dans cette attaque, rappelant le précédent de la Ghouta en août 2013 et relevant qu'« une fois de plus, le régime syrien va nier l'évidence de sa responsabilité dans ce massacre ». La chef de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, a abondé dans le même sens, soulignant que le régime Assad porte la « principale responsabilité » de l'attaque car ce pouvoir se doit de « protéger son peuple et non de l'attaquer », tandis que le chef du Foreign Office, Boris Johnson, a perçu dans ce massacre « toutes les caractéristiques d'une attaque du régime ». Quant au porte-parole de la Maison-Blanche, Sean Spicer, il a déclaré que « l'idée que quelqu'un utilise des armes chimiques contre son propre peuple est quelque chose qu'aucune nation civilisée ne devrait tolérer ».
Ces condamnations en cascade sont, à n'en point douter, les bienvenues car elles contribuent à rappeler le caractère aveuglément répressif et sanguinaire du clan au pouvoir à Damas. Il reste que bien au-delà d'une telle stigmatisation, un problème d'ordre non pas moral, mais plutôt existentiel et politique, dans le sens stratégique du terme, se pose sur ce plan. La realpolitik a ses raisons que la raison ne connaît pas. Certes... Mais en dépassant un certain seuil critique, le pragmatisme politique risque parfois de mettre en danger les fondements mêmes des sociétés qui se posent en porte-étendard des grands principes de droits de l'homme, de libertés et de respect de l'individu. À ceux qui en France ou ailleurs – à l'instar de François Fillon et Marine Le Pen – n'hésitent pas à vouloir donner une nouvelle virginité et légitimité à Bachar el-Assad, en balayant de la main la longue série de massacres collectifs, d'assassinats et de disparitions dont continue de se rendre coupable le régime syrien, nous adressons une question fondamentale : comment peuvent-ils concilier leurs slogans dont ils nous abreuvent sur la défense des chrétiens d'Orient ou des grandes valeurs humanistes occidentales avec la réhabilitation qu'ils accordent à un pouvoir responsable directement de l'une des plus grandes tragédies humanitaires depuis la Seconde Guerre mondiale, pour reprendre les propres termes des responsables onusiens ?
L'un des graves problèmes existentiels auxquels sont peut-être confrontées aujourd'hui les sociétés occidentales est la perte angoissante des valeurs et des repères que les dirigeants du monde libre posaient comme exemple de bonne gouvernance. Tolérer le maintien de l'actuel régime syrien, voire contribuer à le sortir de l'abîme et à le remettre sur selle, revient précisément à enterrer ces mêmes valeurs et repères que certains candidats à la présidentielle française et autres responsables occidentaux prétendent vouloir sauvegarder. On ne peut pas dire une chose et faire le contraire. On ne peut pas porter l'étendard de grands principes et s'allier objectivement à ceux qui incarnent l'expression la plus ignoble de l'antithèse de ces mêmes principes.
Trop tard pour pleurer. Trop tard pour plaider. J'espère être publié pour cette réaction à minima.
15 h 27, le 05 avril 2017