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Liban - La vie, mode d’emploi

58 - Le salut par le « bête et méchant »

Il est des thèses qui ne sont guère assurées et restent, donc, à proprement parler, des hypothèses, mais dont l'originalité est telle qu'on aime les exposer afin de voir, instantanément, les signes de la surprise se dessiner sur le visage de notre interlocuteur. Dans le langage courant, on dit qu'on a accroché son attention et, après cela, tout devient possible : jouer de l'hameçon et tirer le gros poisson, laisser s'effilocher la conversation sans pouvoir rattraper le fil, suspendre l'intérêt dans la penderie en attendant des jours plus inspirés, etc. Personnellement, je suis partisane d'un accrochage immédiat et lance l'hypothèse, son crochet et ce qui y pend en un seul mouvement... quitte à ne recueillir que des saluts à peine polis ou des ripostes manifestement impolies.
Voici donc l'hypothèse : alors que l'opinion, avec tout ce qu'elle recèle de désirs et de préjugés, a longtemps été l'ennemie que la philosophie devait abattre ; alors que l'erreur, en tant qu'adversaire, est venue la remplacer avec Descartes qui recommande, pour ne pas errer dans les bois, de s'en tenir au chemin le plus droit ; c'est contre la bêtise qu'il faudrait désormais lutter, suggérerait le dix-neuvième siècle, à travers l'œuvre de Flaubert immortalisant les Messieurs Homais – même s'ils portent aussi les noms de Bouvard et Pécuchet.
À présent que le thème de la bêtise est lancé et a rempli son rôle de harpon, il est nécessaire de rectifier un peu le tir pour y suspendre la méchanceté. Car les Bouvard et Pécuchet sont loin d'être des hommes intentionnellement malfaisants, même s'ils peuvent, avec leurs utopies, devenir dangereux pour eux-mêmes et leur entourage. Et puis, sous la plume de leur créateur, ils sont à ce point comiques, qu'on les remercierait presque d'être si bêtes. En revanche, quand nous quittons la fiction pour la réalité, nous constatons, hélas, que la bêtise, très souvent, s'accouple avec la méchanceté sans rien enfanter qui rappelle l'humour, mais seulement la stupeur, la révolte et les larmes.
De quel salut par le « bête et méchant » peut-il alors être question ? Premièrement, de celui de la bêtise par la méchanceté. Pour comprendre cette étrange formule, il faut prendre garde de ne pas commettre une méprise impardonnable : la bêtise n'est pas l'absence d'intelligence qui peut être bonne, amicale et généreuse, et à qui il arrive même de reposer de l'esprit supérieur, hautain et glacial ; elle est l'absence de pensée qui croit raisonner. Aussi, comme elle cherche à vaincre à tout prix et qu'elle soupçonne vaguement qu'elle n'y parvient pas et marche à quatre pattes, elle devient féroce envers son détracteur, lui saute à la gorge, veut réduire son intelligence en bouillie et lui arracher, de surcroît, le cœur. C'est pourquoi pareil spectacle est susceptible de nous conduire naturellement à nous demander si, dans l'agressivité de l'animal envers l'homme, il n'y a pas un peu de ce que la bêtise humaine laisse entrevoir : la rancœur de se sentir incapable d'allumer en soi cette fameuse lumière par quoi le monde scintille, même en pleine nuit.
Romain Gary appelait Totoche le dieu de la bêtise et Filoche celui de la méchanceté haineuse ; alors, Totoche et Filoche, se donnant la main, il n'est pas étonnant que s'instaure le règne de la terreur, semblable à celui de Folcoche, la marâtre de Bazin, ou à celui du Führer, plein de fureur et de Panzers ou à celui de Staline, petit père des peuples et grand dévoreur de ces mêmes peuples.
Ainsi, à force de voir la bêtise s'appuyer au bras de la méchanceté, se pose à nous le problème du deuxième salut, celui de ses victimes. Par quels moyens, en effet, ces dernières peuvent-elles espérer mettre fin à l'oppression ou y survivre ? Par la ruse et la vengeance, comme le propre fils de Folcoche nous l'apprend, jusqu'à tenir la « vipère au poing » ? En résistant à sa puissance et à son endoctrinement comme le raconte Gary, dans La Promesse de l'aube, c'est-à-dire en attaquant les Panzers avec un vieil avion de combat, et les discours enflammés avec un hymne à l'amour tendre d'une mère? En prenant le risque de la bonté, à la manière du petit frère Ginepro des Onze Fioretti de François d'Assise qui réussit, par sa totale passivité, à faire céder un tyran assiégeant une ville ? Par la pratique de l'indifférence des stoïciens, qui supportent et s'abstiennent et, ce faisant, élèvent les murs de leur citadelle intérieure ?
Mais Bazin découvrait qu'il était non seulement de la même chair, mais fait de la même étoffe que Folcoche, et ainsi le mal semble n'avoir pas de fin. Mais l'amour incomparable d'une mère n'a pas protégé Gary du désespoir suprême qui réduit la vie à ne paraître que bête et méchante. Mais les dictateurs d'aujourd'hui nous ont montré comment les bras levés des non-violents sont, pour eux, des appels aux pelotons d'exécution. Mais la bêtise dans toute sa splendeur méchante se reconnaît à ce signe que la pitié envers elle, qu'elle confond avec la faiblesse extrême, ne fait qu'exciter sa méchanceté. Mais se draper de mépris passe pour être une pose théâtrale et dérisoire lorsque la bêtise se fixe sur vous avec son entêtement de bête et qu'elle vous menace de ses dents de hyène.
Que conclure de ces exemples et contre-exemples? Que la solution finale, de très douloureuse mémoire, est réservée à la terreur du « bête et méchant » ; que contre celle-ci il n'y a pas de panacée, mais des tentatives hasardeuses et quelques avancées ; que la bêtise méchante n'a pas tort de dégainer son revolver quand elle entend le mot de culture : par elle, des armes et des armures nous sont fournies à profusion... pour une lutte de très longue haleine.

Nicole HATEM

Il est des thèses qui ne sont guère assurées et restent, donc, à proprement parler, des hypothèses, mais dont l'originalité est telle qu'on aime les exposer afin de voir, instantanément, les signes de la surprise se dessiner sur le visage de notre interlocuteur. Dans le langage courant, on dit qu'on a accroché son attention et, après cela, tout devient possible : jouer de l'hameçon et...
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