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Liban - La vie, mode d’emploi

55- Le salut par le mépris de la philosophie

« Nous sommes, nous, des gens simples, pas des coupeurs de cheveux en quatre. Nous sommes, nous, des gens honnêtes qui ne vendons pas du vent et de la fumée et nos paroles ne sont pas en l'air, mais en or. Nous avons, nous, les pieds sur terre, bien plantés dans notre pré carré et ne pouvons même pas imaginer nous lancer à la conquête des étoiles et de la princesse vérité. Nous ne nous vantons pas de connaître le fond des choses et le tréfonds des cœurs et les arrière-pensées de Dieu. Nous essayons de vivre à hauteur des petits hommes que nous sommes, c'est-à-dire presque au ras des pâquerettes. Cela fait de notre vie un champ fleuri et non un champ miné d'objections et de contradictions, ceinturé par des barbelés de logique syllogistique et aride de tout, sauf de quelques arbres chétifs et gris. Faust lui-même n'a-t-il pas abandonné le sien pour celui bien plus vert de la vie ? Il est vrai que le troc lui a coûté son âme, mais c'est parce qu'il avait visé trop haut, pour la science et pour la jouissance : tout connaître puis tout goûter. Nous sommes, nous, bien plus modestes ou peut-être savons-nous mieux marchander ; en tout cas, nous suivons au pouce près le précepte de nos pères : nous déroulons notre tapis à la longueur de nos jambes sans lui demander d'être persan et de nous conduire à Ispahan ; il doit nous permettre seulement de nous coucher et, au besoin, d'y envoyer un concurrent et jamais d'y remettre une question réglée prestement et sans façon. Assurément, avec une telle sagesse nous volons à peine plus haut que les poules de nos basses-cours et ignorons tout des sommets de la dialectique où, paraît-il, le Beau, le Vrai et le Bien se tiennent joliment la main ; toutefois, on nous a appris que la haute voltige a brisé les reins de plus d'un penseur ou l'a fait s'échouer comme pensionnaire dans un nid de coucou. D'ailleurs, pour notre santé physique et mentale, nos coachs nous ont formellement interdit de lire la moindre ligne d'un certain Danois, partisan inconditionné du salto mortale, et nous ont recommandé le saut à la corde entre nos push up et notre punching-ball.
Quand certains doutes nous effleurent et perturbent notre digestion, malaise dont n'est pas exempt le plus bonhomme des hommes, mieux qu'un verre de cognac pour nous remettre d'aplomb, nous nous servons une bonne rasade d'Aristophane. Car, alors, nous rions franchement de ce Socrate occupé à mesurer les sauts de puces et de son enseignement qui permet au fils de battre son père avec des raisons après l'avoir roué de coups de bâton. Il va sans dire que dans nos propres familles nous nous gardons bien de commettre la bévue de ce père qui a envoyé son enfant au "pensoir" « se former à l'argumentation ; nous donnons à nos fils, dès leur plus jeune âge, de cette nourriture forte qui dit que la philosophie ne nourrit pas son homme, pas plus que l'eau ne rafraîchit l'amour. Notre devise est qu'il faut vivre d'abord et ensuite, et laisser la philosophie pour l'enfin de vieux radoteurs qui n'ont plus ni dents ni bouches à nourrir.
Quand nous aurons les poches et la panse bien remplies et serons rassasiés de jours et de plaisirs, nous aurons encore le temps d'acheter un digest pour notre âme et peut-être d'en parcourir quelques pages. Nous y découvrirons sans doute combien nous étions fondés à mépriser la philosophie et à rejeter toutes les mauvaises graines de l'espèce Socrate pour laisser libre champ aux pâquerettes qu'on effeuille aussi aisément que le vrai livre de la vie. Toute autre leçon nous ne voulons l'entendre : ni celle de ce misanthrope de Pascal qui affirme, avec sa manière de renverser comme une crêpe le pour au contre, que " se moquer de la philosophie, c'est philosopher encore ", ni celle de ce taon de Socrate qui, avec l'insistance maligne des mouches, vous empêche de somnoler tranquillement sur votre tas de foin, ni celle de ces enragés de la vérité qui, en dépit de la force de la chose jugée, veulent réhabiliter la philosophie et nous faire porter le bonnet d'âne ou de l'insensé. »
Ainsi discourt un Libanais qui, comme on peut le constater par le choix de ses références, ne manque pas de culture, mais se déclare absolument allergique à une activité aussi désintéressée que celle de la pensée. Et il ne semble pas se tromper en incluant dans son propos ses compatriotes, car il suffit d'allumer son poste de radio ou de télévision pour avoir confirmation de l'étendue de cette hostilité. Comment, en effet, ne pas tomber sur un débat quelconque dans lequel l'un des invités, perdant soudain sa politesse de façade, tombe à bras raccourcis sur son adversaire avec des arguments plus courts encore et lui lance à la figure la réplique censée le terrasser et mettre, de ce fait, un terme à la discussion : « Ne philosophe pas ! » ?
Peut-être faudrait-il, au contraire, dans l'espoir de ne plus tomber de Charybde en Scylla, comme ces mêmes médias se plaisent à le répéter lorsqu'ils traitent des problèmes du pays, commencer à philosopher.

« Nous sommes, nous, des gens simples, pas des coupeurs de cheveux en quatre. Nous sommes, nous, des gens honnêtes qui ne vendons pas du vent et de la fumée et nos paroles ne sont pas en l'air, mais en or. Nous avons, nous, les pieds sur terre, bien plantés dans notre pré carré et ne pouvons même pas imaginer nous lancer à la conquête des étoiles et de la princesse vérité. Nous ne...
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