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Liban - La vie, mode d’emploi

51 - Le salut par la promotion

Autrefois, on se scandalisait que les œuvres « sacrées » de l'art et de la pensée fassent l'objet de publicité et on utilisait, pour décourager ceux qui s'y essayaient, l'expression dégradante « les vendre comme une savonnette ». Aujourd'hui, toute œuvre a le statut de produit et tout produit est dégradé s'il n'est pas promu comme une savonnette. Notre civilisation a glissé sur cette savonnette et est tombée dans cette facilité. Des budgets faramineux ont fondu dans cette entreprise, qui s'en étonnerait, comme des savonnettes. Et l'on entend dire : ce sont les exigences du temps. Quel garçon insupportable que ce temps! Débarbouillons-le, après toutes ces journées où il a fait le beau, avec un gros savon rêche, qui ne mousse pas pour le dégriser un peu et qu'il aille se coucher ! On aura enfin la paix et on pourra revenir à nos tête-à-tête tranquilles et solennels avec l'art et la pensée !
Mais moi-même j'ai glissé un peu vite sur l'histoire de la dévaluation, j'ai omis des étapes importantes qui se sont voulues, paradoxalement, des ascensions vertigineuses vers le meilleur. Ce mot, « meilleur », est le terme générique qui permet de comprendre tous les vocables dérivés dont on s'est successivement servi. Il y a eu la période du « super » : « supermarché » bien sûr, puisque l'intérêt premier est là, mais pour ne pas faire le mauvais esprit, il faut aussi ajouter « superraffiné », qui contrebalance le « supercool », et « superbien » qui redouble le « super » au point que l'effort fut « superimportant » pour réussir à surenchérir. Mais, enfin, on y est parvenu. Ainsi naquit l'« hyper » comme hypertension, bien sûr, puisqu'il faut toujours tenir en haleine le client, mais pour ne pas être accusé de mauvais esprit, il faut aussi ajouter : « hyperbranché », « hyperintéressant », « hyperstimulant », etc. Ensuite, pour hausser encore la tension sans alerter son public sur une possible apoplexie, on est passé au « plus » : Canal plus, bien sûr, puisque c'est sur de pareilles chaînes que se diffuse cet esprit du « plus », mais pour ne pas faire encore le mauvais esprit, il faut aussi ajouter : le « plus de culture », le « plus de nouveauté », le « plus de tarabiscoté », etc., comme pour ces sachets où une rallonge vous indique tout ce que vous gagnez à les acheter. Enfin, on a pensé se dépasser encore dans le mieux, le plus haut et le plus inaccessible avec le « top » : top model, bien sûr, puisque ces belles sont à ce point synonymes de désir qu'on le paie une fortune quand elles daignent seulement tenir dans leur paume un flacon de parfum ou ne pas faire la moue en croquant une tablette de chocolat ; mais afin de ne pas s'égarer dans un discours ringard et ex-soixante-huitard, il faut aussi ajouter : le top ten, le top des ventes, le top du top, etc. Non ! Ne croyez pas qu'on se soit arrêté à ce sommet de la réclame. On continue avec le même enthousiasme et le même recyclage de la pensée dégradable. Je ne sais pas si l'usage ado du « trop » là où s'impose le « très » (« trop mignon », « trop bon »,...), et considéré jusque-là comme absolument incorrect par l'Académie, a des chances un jour d'être retenu par les vendeurs de savonnettes, mais ce qui est sûr, c'est qu'actuellement nous assistons à un double phénomène. Le premier est qu'un autre glissement, presque ontologique celui-ci, est survenu puisqu'à présent tout être humain est une savonnette potentielle sans qu'il faille, pour comprendre cette mutation, évoquer les célèbres et monstrueuses pratiques nazies, mais parce que tout chômeur, artiste ou autre, peut s'entendre reprocher par ses proches et moins proches qu'il ne sait pas « se vendre ». Je laisse aux spécialistes des grandes questions éthiques le soin de se prononcer sur le degré de gravité de ces abus de langage qui ne choquent plus personne... même pas ceux qui en sont victimes. Le second phénomène est qu'au lieu des préfixes habitués à se faufiler partout et à s'unir sans trop de façons au premier mot venu, on privilégie désormais dans les discours promotionnels soit la reconversion d'expressions économiques pour que l'orateur apparaisse, à peine a-t-il ouvert la bouche, comme un homme dont les pieds sont bien plantés dans la réalité et la tête bien vissée sur les épaules, soit les mots chargés d'histoire et de tradition pour octroyer aux slogans publicitaires la solidité et la patine des vieux bijoux et meubles de famille. Ainsi, depuis quelque temps, a le vent en poupe l'expression « valeur ajoutée » qu'il ne faut surtout pas, par mauvais esprit persistant, confondre avec la « plus-value » des marxistes, car il s'agit d'une valeur ajoutée à toute la valeur qu'on possède déjà ; ce qui reviendrait, par exemple, à ajouter de l'utile à de l'agréable, du charme à la beauté ou, selon une logique plus distordue, une perfection à la perfection déjà présente, mais évidemment pas l'argent du beurre au beurre, car les bons comptes sont, eux, à respecter absolument et tous les bons amis vous le diront. Quant au mot qui fait un joli pic dans les courbes statistiques du « meilleur », c'est le terme «... ». Inutile de le préciser puisque tout le monde le connaît, même si on paie encore des publicitaires pour le trouver.

Autrefois, on se scandalisait que les œuvres « sacrées » de l'art et de la pensée fassent l'objet de publicité et on utilisait, pour décourager ceux qui s'y essayaient, l'expression dégradante « les vendre comme une savonnette ». Aujourd'hui, toute œuvre a le statut de produit et tout produit est dégradé s'il n'est pas promu comme une savonnette. Notre civilisation a glissé sur...
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