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Nos Lecteurs ont la Parole - Par Clotilde de Fouchécour*

Le pacte linguistique au service du pacte national libanais

Photomontage diffusé par ThePressProject pour retweetage après les attentats des 12 et 13 novembre 2015 à Beyrouth puis à Paris.

Dans les colonnes de ce journal, il y a deux semaines, un article signé par Anne-Marie el-Hage tirait la sonnette d'alarme : « Malgré 1 710 heures de français jusqu'au brevet, le recul est alarmant à l'école libanaise. » L'article se poursuit ainsi : « Il est urgent de réformer les programmes et l'apprentissage du français à l'école, sinon la langue de Molière ne sera plus qu'un souvenir. »
Est-ce la fin ? À envisager les choses ainsi, un vertige nous prend tout à coup. Mais de quoi cela serait-il la « fin » au fait, puisque nous parlons tous anglais ? « Le bonheur se reconnaît au bruit qu'il fait en partant », dit-on, et l'attachement à une langue se reconnaît sans doute à cette douleur qu'on éprouve à ne plus l'entendre dans des lieux qui nous sont chers. Pour un Français, c'est un sentiment d'étrangeté qui croît à l'égard d'un pays dont on a partagé les heurs et les malheurs. Pour certains Libanais, peut-être un sentiment de dépossession, de perte. « Le musée Sursock tourne le dos à la francophonie », déclare, toujours dans L'Orient Le Jour, Sibylle Rizk, la rédactrice en chef du Commerce du Levant, le 12 octobre 2015. Et poursuit, faisant allusion à la signalétique anglo-arabe : « Beyrouth s'enorgueillit à juste titre de l'inauguration du nouveau musée Sursock, magnifiquement rénové, appelé à devenir l'un des cœurs de la culture libanaise. Mais le nouvel établissement a délibérément choisi de tourner le dos à un pan entier de cette culture : la francophonie. » C'est au fond, à travers l'une de ses composantes, la question même de l'identité libanaise qui est posée. D'où le vertige.
Ce n'est un secret pour personne que les frontières du Liban ont été dessinées contre la volonté d'un certain nombre d'acteurs, au premier rang desquels les Britanniques, lesquels souhaitaient réaliser leur double projet d'unité arabe et de foyer national juif, le premier conditionnant la réussite du second. On sait que le Liban moderne est né, dans ses frontières actuelles, par la double volonté de Libanais (ceux qui avaient résisté aux propositions alternatives et obstructions diverses) et de la France. La pluriconfessionnalité du nouvel État est figurée dès sa naissance par la présence conjointe des deux plus grandes figures religieuses du pays lors de la proclamation officielle. Tel est le projet national libanais. Six ans plus tard, en 1926, la Constitution de la République libanaise pose le principe d'un bilinguisme officiel, une prééminence étant donnée à la langue arabe. L'article 11 dispose donc : « L'arabe est la langue nationale officielle dans toutes les administrations de l'État. Le français est également langue officielle, une loi spéciale déterminera les cas où il en sera fait usage. » On sait moins qu'en 1943, lorsque furent fixés les principes du pacte national, cadre intangible de la nation libanaise moderne, le bilinguisme officiel céda certes la place à l'arabe, désormais seule langue officielle, mais le français ne fut pas rayé pour autant de la Constitution malgré les pressions en ce sens, tant internes qu'externes. Ainsi, l'article dispose-t-il aujourd'hui : « L'arabe est la langue nationale officielle. Une loi déterminera les cas où il sera fait usage de la langue français. »
Par la signature d'un pacte linguistique avec l'Organisation internationale de la francophonie, l'État libanais a marqué son attachement à la pérennité du français au Liban, laquelle est compromise (si l'on fait abstraction de quelques « bastions » qui résisteront « encore et toujours », et des binationaux, of course). Pour lutter contre « l'insécurité culturelle », laquelle peut engendrer à son tour l'insécurité tout court ou la tentation de l'émigration, pourquoi ne pas imaginer que le gouvernement libanais vote cette loi envisagée par la Constitution et impose, comme une obligation légale, le trilinguisme pour les affichages publics, dans les musées (comme le fait le musée National), les sites touristiques à caractère officiel, les sites Internet officiels, les sites mémoriels, telle cette démarche mémorielle récente, Fus'hat Amal, dont le site Internet est malheureusement uniquement bilingue (arabe-anglais). Or, c'est bien en français qu'avaient été éduqués une grande partie de ceux dont le visage semble se tourner vers nous pour ne pas mourir une seconde fois. Telle, au sourire resplendissant, s'appelait Marie-Christine, tel autre avait appelé sa fille Micheline. En ne proposant pas aussi une interface française, c'est une partie de leur histoire que l'on fait disparaître, une partie de leur Liban. Une telle loi aurait pour effet aussi de « sécuriser » l'arabe dans sa graphie propre quand celui-ci laisse trop souvent la place au seul anglais.
Le français est redevenu une langue de combat. La culture franco-arabe (au singulier, car la culture, par nature, par son étymologie, est toujours une : elle est effort, conquête sur la barbarie et synthèse, individuelle ou collective, toujours recommencée, d'influences et de prédilections diverses et libres), dans nos combats actuels, la culture arabo-française et la culture libano-française constituent des armes efficaces et puissantes qui gênent bien sûr, comme tout ce qui résiste. Nous n'avons pas le droit d'en priver ceux qui viendront après nous. Car c'est un fait qu'aujourd'hui ce sont surtout des Tunisiens, des Algériens, des Libanais mais aussi des Iraniens qui font sonner la « diane française ».
Ce trilinguisme, des lieux, des associations, mais aussi des marques libanaises avec beaucoup d'invention parviennent déjà à le pratiquer. Mieux, ils le revendiquent comme une fierté. Une obligation légale de ce type éviterait donc que l'on lie la présence visible du français au versement d'une subvention. « S'il n'y a pas de français dans la signalétique permanente du musée Sursock, m'a-t-on répondu, c'est peut-être parce que la France n'a pas versé de subvention ». Cette réponse m'a rappelé l'anecdote rapportée par un haut responsable français du milieu associatif francophone. Invité à l'inauguration d'une somptueuse université américaine au Maroc, il tombe sur un ami marocain, ancien ministre. Ils échangent quelques mots en français. Hillary Clinton, qui n'était pas loin, se retourne et leur dit : « No French here. » Et peut-être même – on peut toujours rêver – la Délégation de l'Union européenne au Liban se souviendra-t-elle des origines de l'Union, de sa devise (« Unie dans la diversité »), de l'histoire passée et présente du pays où elle réside et se mettra-t-elle elle aussi – on peut toujours rêver – à se risquer à utiliser le français, par exemple, pour sa communication pour la journée de présentation à Beyrouth des actions de coopération.
Cette triple ouverture sur le monde n'est-elle pas inscrite à sa manière dans la pierre des maisons libanaises ? Il n'y a plus de place pour les vieilles maisons au Liban ? Plus de place pour l'affichage de trois langues alors que le Liban se caractérise par sa tradition de multilinguisme et que ce chiffre trois renvoie en réalité à la multiplicité des langues héritées, liturgiques ou vivantes comme l'arménien ? D'ailleurs, y a-t-il même une place pour le Liban, « cette erreur des Français » comme il était de bon ton de l'écrire dans la presse, voire les travaux académiques anglo-saxons ou ce « poisson d'avril », pour reprendre la question posée par la rédaction de Asharq al-Awsat ?
Avant de terminer, je voudrais, en m'appuyant sur ma modeste expérience associative, faire quelques remarques sur l'évaluation nationale dont il a été question en début d'article.
Le constat, d'abord. 2 915 élèves d'EB9 ont été évalués sur l'ensemble du territoire libanais en section francophone – écoles officielles et privées confondues – autour de quatre compétences (la compréhension et l'expression écrites et orales). Il apparaît que presque aucun élève du secteur public (0,4 % exactement) ne maîtrise l'ensemble de ces quatre compétences. Seulement 10 % dans le secteur privé. Pour la compréhension écrite, ils sont un tiers à le faire (c'est-à-dire à atteindre ou dépasser 75 % du total des points) contre 7,3 % dans le public. Ces chiffres rejoignent l'impression que l'on peut avoir de manière informelle en rencontrant des élèves dans différents milieux. On ne peut que louer le courage des institutions officielles qui ont choisi de rendre public le rapport. Il est toujours plus facile de se contenter de quelques « villages Potemkine » avec, en vitrine, la francophonie libanaise des bords de Seine (qui se porte bien, merci).
Quelques remarques néanmoins sur ces résultats. Le secteur public représente 20 % du système contre 80 % pour le secteur privé, à fronts renversés avec la France, avec dans certains établissements des réussites remarquables compte tenu des moyens dont ces écoles disposent, proportion à prendre en compte dans l'interprétation des chiffres. D'autre part, les difficultés que rencontre ce secteur ne se limitent pas à l'enseignement du français. Le problème est général. Pour les écoles privées, contrairement à ce que semble indiquer l'un des deux experts, ce n'est pas uniquement la différence de milieux sociaux qui explique l'écart. Beaucoup d'écoles continuent à enseigner le français avec des résultats remarquables (à l'oral, certes, plus qu'à l'écrit) dans des contextes qui ne sont pourtant pas porteurs et avec des moyens dérisoires, loin de Beyrouth. Par ailleurs, ces résultats mériteraient d'être mis en parallèle avec les résultats d'élèves de troisième en France même. Enfin, il ne faut pas oublier que l'enseignement de l'arabe littéral pose également un problème. Quant au décalage entre le nombre d'heures consacrées au français et les résultats, il est au Liban théorique dans certains établissements. Chacun sait que beaucoup de cours, notamment dans le secteur public et en sciences, n'ont pas lieu entièrement en français... et c'est tant mieux, dans certains cas. En effet, quel professeur de sciences consciencieux, s'il devait arbitrer entre la transmission d'une langue seconde et l'éveil de ses élèves à l'esprit scientifique, préférerait la première au second ?
Concernant les remèdes, quelques remarques encore. Certes le changement de méthodes et de manuels est nécessaire. Est-ce suffisant ? Si c'était le cas, les Français qui changent de manuels au rythme des réformes seraient en matière de langues étrangères champions du monde, ce qu'ils ne sont pas. Il faut favoriser des échanges entre établissements libanais et francophones en lançant un grand mouvement. Ce que l'Ofaj a réussi après-guerre au bénéfice de la paix et de la connaissance réciproque, d'autres mouvements, non confessionnels, d'initiative privée ou publique, pourraient le faire à une plus grande échelle qu'aujourd'hui pour les élèves français et libanais. Il faut aussi réduire le « coût » du français. Certains chefs d'établissement se plaignent de devoir s'acquitter au Liban d'une sorte d' « impôt linguistique » pour obtenir le label, pour le maintenir d'une année sur l'autre. Sortir d'une logique qui accorde une place trop grande à l'inspection (marotte bien française, avec l'évaluation) : un professeur français attend des années pour être inspecté lorsqu'il en fait la demande ; un professeur libanais d'un établissement homologué sera inspecté tous les deux ans, plus souvent qu'un établissement touristique en France, s'il veut garder son label. Sans parler de ces enseignants chevronnés qui doivent faire leur preuve par un examen, comme des élèves. Avec peu d'argent, un établissement motivé fait beaucoup. Mais sans cet apport, il ne pourra bientôt plus grand-chose. Des mécènes déjà, dans la plus grande discrétion, distribuent bourses, aides à la constitution de médiathèques et soutiens divers. Ce mouvement doit aller en s'amplifiant, car il y a péril en la demeure (la demeure aux trois fenêtres). En faisant le lien entre les uns et les autres, en suscitant des partenariats, en offrant une vitrine aux initiatives diverses, l'ambassade de France et l'Institut français du Liban et les Instituts français régionaux – réseau d'une densité unique – constituent un appui essentiel et une présence très appréciée sans pour autant détenir le monopole de la langue française qui appartient à tous ceux qui la parlent ou l'étudient, à tous ceux qui l'enseignent, qui l'aiment et la pratiquent, citoyens engagés ou poètes.

*Enseignante, Clotilde de Fouchécour a organisé pendant cinq ans des échanges pédagogiques entre établissements libanais et français. Elle a codirigé (avec Karim Émile Bitar) l'ouvrage collectif Le cèdre et le chêne (Geuthner, 2015).

Dans les colonnes de ce journal, il y a deux semaines, un article signé par Anne-Marie el-Hage tirait la sonnette d'alarme : « Malgré 1 710 heures de français jusqu'au brevet, le recul est alarmant à l'école libanaise. » L'article se poursuit ainsi : « Il est urgent de réformer les programmes et l'apprentissage du français à l'école, sinon la langue de Molière ne sera plus...

commentaires (2)

Je suis pour le trilinguisme pour les affichages publics. Quant à Hillary Clinton qui a dit : "No French here", je lui pose cette question en français : Lorsque son mari, le Président Clinton, s'isolait avec Monica Lewinsky, se parlaient-ils, du haut en bas, en anglais ou en américain ?

Un Libanais

11 h 53, le 25 avril 2016

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Commentaires (2)

  • Je suis pour le trilinguisme pour les affichages publics. Quant à Hillary Clinton qui a dit : "No French here", je lui pose cette question en français : Lorsque son mari, le Président Clinton, s'isolait avec Monica Lewinsky, se parlaient-ils, du haut en bas, en anglais ou en américain ?

    Un Libanais

    11 h 53, le 25 avril 2016

  • Triste mais vrai . La langue de Molière avec l'internet surtout perd sa place .

    Sabbagha Antoine

    08 h 21, le 25 avril 2016

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