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Moyen Orient et Monde - commentaire

Le Brexit et l’équilibre des puissances

Joseph S. Nye Jr. est professeur distingué de l’Université Harvard et auteur du récent ouvrage « Is the American Century Over ? » (« Le siècle américain s’achève-t-il ? »).

La Grande-Bretagne a rejoint ce qui allait devenir l'Union européenne en 1973. Cette année, le 23 juin, elle tient un référendum qui décidera si elle doit en sortir. La quittera-t-elle ?
Les derniers sondages montrent un électorat très partagé. Le Premier ministre David Cameron assure que les concessions obtenues auprès de ses partenaires européens devraient calmer les inquiétudes soulevées dans la population par la perte de souveraineté en faveur de Bruxelles et par l'afflux de travailleurs étrangers venus d'Europe de l'Est. Mais le Parti conservateur du même Cameron et jusqu'à son propre cabinet sont profondément divisés, tandis que le maire populiste de Londres, Boris Johnson, a rejoint le camp des partisans d'une sortie de la Grande-Bretagne.
La question des coûts et des bénéfices de l'appartenance à l'UE divise aussi la presse britannique. Beaucoup de publications à grand tirage soutiennent le « Brexit », tandis que la presse financière plaide pour le maintien dans l'Union. The Economist, par exemple, rappelle que quelque 45 % des exportations britanniques sont destinées aux autres pays de l'UE, et souligne que l'atmosphère, lorsqu'il s'agira de négocier, le cas échéant, un traité commercial post-Brexit, pourrait s'être sérieusement refroidie.
L'UE, en outre, a très clairement indiqué que les pays qui n'en sont pas membres, comme la Norvège et la Suisse, ne peuvent avoir libre accès au marché unique qu'à condition d'en accepter les règles, y compris la libre circulation des personnes, et de contribuer à son budget. En d'autres termes, la Grande-Bretagne, si elle sortait de l'Union, gagnerait peu en termes de « souveraineté », et perdrait au contraire beaucoup, à savoir son droit de vote et sa capacité à peser sur les conditions de sa participation au marché unique. Alors même que des places financières rivales, comme Paris et Francfort, profiteraient de l'aubaine et tenteraient de définir des règles qui les aideraient à ramener à elles une partie de l'activité londonienne.
Autre complication, politique, celle-ci : la montée du nationalisme en Écosse et les conséquences du Brexit sur la survie du Royaume-Uni. En 2014, l'Écosse a voté, lors de son propre référendum, en faveur du maintien dans le royaume. Mais huit mois plus tard, les nationalistes ont remporté presque tous les sièges aux élections générales. En Écosse, l'opinion publique est beaucoup plus favorable à l'Europe qu'elle ne l'est en Angleterre, et nombreux sont ceux qui craignent qu'un Brexit ne mène à un nouveau référendum sur l'indépendance. Cameron entrerait alors dans l'histoire comme le Premier ministre qui a contribué à briser le Royaume-Uni (voire l'Europe).
Aux États-Unis, l'administration du président Obama a clairement dit ce qu'elle en pensait, à savoir que la Grande-Bretagne et l'Europe étaient plus fortes ensemble. Croire que la relation spéciale avec les États-Unis pourrait remplacer l'influence de l'Europe serait verser dans l'illusion. Mais c'est aux Britanniques de mesurer les conséquences d'un Brexit, et tout effort des Américains pour appuyer sur un des plateaux de la balance pourrait s'avérer contre-productif.
Il n'en est pas moins vrai, pour reprendre les mots de Douglas Alexander, ancien ministre des Affaires étrangères du cabinet fantôme travailliste, que « depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Amérique est l'administrateur système de l'ordre international, construit sur une Alliance atlantique forte et stable, qui repose elle-même sur deux piliers jumeaux, l'Otan et l'UE ». Dans ces conditions, poursuit Alexander : « Si la Grande-Bretagne quittait l'UE, le premier allié des États-Unis se trouverait marginalisé [...] et tout le projet européen menacé d'être détricoté au moment même où de nouvelles menaces pèsent sur l'économie et la sécurité de l'Union. » Il ne fait guère de doute que le Kremlin de Vladimir Poutine, qui s'insinue dans la politique intérieure des pays européens dans l'espoir d'affaiblir l'UE, accueillerait favorablement un Brexit.
Les conséquences géopolitiques d'un Brexit n'apparaîtraient peut-être pas immédiatement. L'UE pourrait peut-être même se reprendre pour un temps. Mais le sens de la mission européenne en serait ébranlé ; son influence et son pouvoir d'attraction en seraient fragilisés. Il serait aussi beaucoup plus difficile de garantir la stabilité financière et de gérer l'immigration.
Non seulement le séparatisme écossais pourrait renaître, mais le repliement de la Grande-Bretagne sur elle-même pourrait s'accélérer. Et à long terme, les effets sur l'équilibre mondial de la puissance et sur l'ordre libéral international – où les intérêts nationaux de la Grande-Bretagne sont en jeux – seraient négatifs.
Lorsqu'elle intervient en tant qu'entité, l'Europe est la première économie du monde, et sa population, de près de 500 millions d'habitants, est beaucoup plus importante que les 325 millions d'Américains. Elle dispose aussi du premier marché mondial, représente 17 % des échanges commerciaux réalisés sur la planète et fournit la moitié de l'aide étrangère dans le monde. Vingt-sept de ses universités se classent parmi les cent premières et ses activités de création contribuent à 7 % environ de son PIB. Le revenu par habitant est plus élevé en Amérique, mais pour tout ce qui concerne le capital humain, la technologie et les exportations, l'Europe fait jeu égal avec les États-Unis.
Sur le plan des dépenses militaires, l'Europe arrive derrière les États-Unis, en deuxième position, comptant pour 15 % du total mondial alors que la part de la Chine n'est que de 12 % et celle de la Russie de 5 %. Certes, ce chiffre est un peu trompeur au regard du manque d'intégration militaire de l'Europe. La France et la Grande-Bretagne sont les deux sources principales de la puissance d'intervention européenne.
Quant aux moyens, ceux de l'Europe et des États-Unis se renforcent mutuellement. Les investissements directs d'une rive à l'autre de l'Atlantique sont plus importants que vers l'Asie, et les échanges commerciaux des États-Unis avec l'Europe sont plus équilibrés qu'avec l'Asie. Du point de vue culturel, Américains et Européens partagent les mêmes conceptions de la démocratie et des droits de l'homme, et sont plus proches les uns des autres que de quiconque ailleurs dans le monde.
Face au réveil chinois, à une Russie sur le déclin mais prompte à prendre des risques et à la perspective d'une crise prolongée au Moyen-Orient, la coopération transatlantique est essentielle au maintien à long terme de l'ordre international libéral. Le Brexit affaiblirait l'Europe comme la Grande-Bretagne et rendrait plus probables des troubles du système international. En prendre conscience pourrait faire pencher la balance en faveur d'un maintien du statu quo.

© Project Syndicate, 2016.
Traduction François Boisivon

La Grande-Bretagne a rejoint ce qui allait devenir l'Union européenne en 1973. Cette année, le 23 juin, elle tient un référendum qui décidera si elle doit en sortir. La quittera-t-elle ?Les derniers sondages montrent un électorat très partagé. Le Premier ministre David Cameron assure que les concessions obtenues auprès de ses partenaires européens devraient calmer les inquiétudes...
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