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Liban - La vie, mode d’emploi

- 9 - Le salut par l’impossible

Paradoxe évident, mais il n'y a rien de mieux que la contradiction pour mettre en marche la pensée, assure Hegel, faire bouger les choses, corrige Marx, ou rendre la vie passionnante et exigeante, rétorque Kierkegaard. Arrêtons là la leçon de philosophie détournée (sous couvert de « vie, mode d'emploi » ), car impossible à comprendre par définition même, pour les hommes de bon goût que sont mes compatriotes et revenons au problème que pose tout paradoxe et, plus précisément, le nôtre : comment donc l'impossible serait bouée de sauvetage alors que nous nous sentons tous jetés, sans secours, dans la haute mer ? Par un autre impossible, répond l'amoureux des paradoxes qui, avant qu'on lui tourne le dos (comme à saint Paul sur l'Acropole), se dépêche de donner son explication.
C'est un peu le phénomène du clou : un nouveau chasse l'ancien. Un peu, seulement, car dans la formule consacrée vous avez toujours affaire à des clous et vous ne sentez plus avec autant d'acuité la pointe de l'un, fichée depuis longtemps en vous, tant celle de l'autre, qui découvre de nouvelles parties à vriller dans votre être, est douloureuse. C'est la rage de dents qui se déclare dans un corps rhumatisant ou le rationnement soudain de l'air pur alors que vous étiez en train de vous adapter à celui de l'eau et de l'électricité. Joue ainsi beaucoup dans votre rapport au second clou, tout le processus de l'apprivoisement, de l'accoutumance initié avec le premier. Heureusement aussi que vous n'avez qu'une tête, pour ne pouvoir vous occuper que d'un clou et laisser l'autre se débrouiller comme il peut, avec la sienne propre !
Dans le cas de l'impossible, vous avez également du nouveau, de l'ancien et, bien sûr, du casse-tête au programme. Mais il y a quelque chose de plus, qu'il ne faut pas avoir honte d'appeler, en dépit de sa très mauvaise réputation, de l'alchimie. Voyez donc : vous êtes en face, depuis des années (presque une existence entière), d'un impossible insurmontable, non pas un clou qui vous titille gentiment la mâchoire ou les articulations et vous autorise encore à parler et à bouger, mais la mer à boire ou à transvaser avec un coquillage dans un trou ou, pour changer d'images et poursuivre le relief de l'impossible, une montagne à déplacer ; il suffit pourtant que surgisse, soudain, un nouvel impossible encore plus extrême dans son impossibilité comme les eaux d'en haut à aller chercher et à concentrer dans un dé à coudre ou une montagne à faire danser, pour que l'impossible de la mer à boire et de la montagne à déplacer devienne tout à fait possible. Et, pour reprendre l'exemple commode du clou, celui-ci cesse alors d'être un clou pour se muer en aiguille à coudre un bel habit, aiguille à tricoter un chandail tout chaud ; on peut même continuer à l'appeler clou par habitude et paresse, mais il a complètement perdu la malignité de sa pointe acérée : il est clou de girofle qui apaise le mal de dents et donne saveur aux aliments, clou d'une soirée déjà très animée, clou comme idéal de mannequin ou lieu de pèlerinage du fauché, etc. L'impossible a été rendu possible grâce à un autre impossible. Davantage, le possible lui-même est devenu réel. Par l'acte de boire, de transvaser, de déplacer. Et, le plus souvent, c'est par ce même geste qui fait, que se dissipe le mirage d'une mer là où il y avait tout juste quelques gouttes à avaler ou à recueillir et un petit tas de sable qui serait tout aussi bien dans votre bac à fleurs.
Mais il faut toujours faire attention aux incises : le grimoire de l'alchimiste précisait que cette métamorphose en un éclair se produirait « le plus souvent ». Pour les autres impossibles, il faudra quelquefois beaucoup de jours, de peine et de veilles pour que le plomb (et combien plombe-t-il votre vie ! ) se transmue réellement en or scintillant.
Alors, avec de telles formules, l'homme astucieux tel qu'on le connaît depuis Ulysse va déduire naturellement qu'il n'est plus que de se réserver toujours quelque impossible insurmontable pour rendre possibles bien des impossibles et la vie même. C'est ignorer que cette alchimie est déjà à l'œuvre : la vie, dans tout son aspect revêche (Folcoche, pour ceux qui ont lu Bazin) et parfois imbuvable, n'est-elle pas rendue possible (et prend alors l'aspect d'une douce fiancée ou d'une eau fraîche coulant dans une gorge sèche) grâce à ce qu'une philosophie a appelé la possibilité de l'impossibilité ? En langage pour tous : c'est parce qu'il a regardé la mort dans les yeux que l'homme court ensuite se jeter dans les bras de la vie.

Paradoxe évident, mais il n'y a rien de mieux que la contradiction pour mettre en marche la pensée, assure Hegel, faire bouger les choses, corrige Marx, ou rendre la vie passionnante et exigeante, rétorque Kierkegaard. Arrêtons là la leçon de philosophie détournée (sous couvert de « vie, mode d'emploi » ), car impossible à comprendre par définition même, pour les hommes de bon...
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