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Liban - La vie, mode d’emploi

8 - Le salut par le conformisme

On vous donne un patron et il faut le copier sans rien y changer : couper ici, rétrécir là, piquer, surpiquer, pincer, serrer aux entournures, ajouter des boutons, des agrafes, des cordons, cintrer, froncer, plisser, corseter, crocheter, raccourcir, etc. Le résultat ressemble beaucoup à une camisole et la manière, à la force du poing. Mais, enfin, on est tranquille aussi dans une prison, comme est obligé de le reconnaître ce chantre de la liberté qu'est Rousseau, et le poing peut devenir occasionnellement poignée de main : il suffit de faire preuve de doigté. Alors, on se faufile dans le costume étroit et l'on retient le mode d'emploi du pensionnaire-pensionné. Ce n'est pas difficile. Il faut dire oui aux Grands et encore oui. Se taire quand ils parlent. Et ce n'est pas difficile non plus : ils font les questions et les réponses, et n'attendent pas que vous acquiesciez. Votre oui est donc seulement un mouvement du chef (pardon, le langage aussi porte la camisole !), un hochement de tête de pensionné, c'est-à-dire escompté et même pas remarqué. Il faut aimer ce qu'ils aiment, détester ce qu'ils détestent et se tenir coi quand ils ne savent pas. C'est plus difficile, mais on y arrive avec de l'exercice. Certes, le cœur a ses raisons, assure Pascal, et ses intermittences, ajoute Proust, mais pour vous, il a ses peurs et le danger ici est aussi grand qu'Eux. Le cœur donc devra aussi se rétrécir, se rapetisser, autrement dit se serrer, se contracter et surtout se briser. Il répondra ainsi présent à l'une des injonctions qu'ils chérissent particulièrement : être dans les lieux communs comme chez soi. Et un cœur n'est-il pas fait pour être brisé... comme on casse la croûte chez le manant, avec le même naturel et le même allant ?
Donc le patron (homme politique, capitaliste, chef de bande, etc.) affirme que tout le monde ne fonctionne qu'à l'argent et que c'est seulement un tiroir caisse qu'il ouvre et qu'il ferme quand il a affaire à ses pensionnés. Aristote lui-même soutenait, avec toute l'armature de la logique au service des intérêts de la cité, que les travailleurs étaient des navettes, simples éléments qui vont et viennent des métiers à tisser. Il n'y a donc là rien de scandaleux. La loi d'argent est une loi de fer. Tout le monde en conviendra qui n'a de grain que de bon sens (et non de folie, est-il besoin de le préciser ?). Pourquoi donc cette velléité de protester ? Parce qu'enfin ! Parce que tout de même ! Parce qu'encore !
Parce que néanmoins !...
Vous n'allez pas passer en revue tous les adverbes et faire votre petit Montaigne : « Parce que c'était lui, parce que c'était moi », cette fleurette qui sent son Assise ! Il n'y a que le sonnant et le trébuchant, a dit le patron et prenez garde de ne pas trébucher si vous ne voulez pas sonner le glas de votre propre moi.
Car le patron n'est que le représentant, le porte-parole de plus grand que soi, de bien grand, la Duchesse Société. Elle fait et défait les réputations dans son salon et envoie ses hérauts sur les places crier ses proclamations qui deviennent opinion, publique et sacrée. Un coup d'éventail sur vos doigts et ce sont tous vos proches qui vous tournent le dos et la foule qui attend l'occasion de vous rompre les os. Lisez Bergson et ce qu'il dit du rouleau compresseur de cette morale de la pression. Elle transforme l'homme, ce « roi de l'univers », en fourmi laborieuse et en navette. Lisez encore Bergson et ce qu'il dit de la morale de l'aspiration, de l'appel des héros et des saints. Du cœur soulevé d'enthousiasme, des camisoles arrachées et du cercle brisé de la fatalité.

On vous donne un patron et il faut le copier sans rien y changer : couper ici, rétrécir là, piquer, surpiquer, pincer, serrer aux entournures, ajouter des boutons, des agrafes, des cordons, cintrer, froncer, plisser, corseter, crocheter, raccourcir, etc. Le résultat ressemble beaucoup à une camisole et la manière, à la force du poing. Mais, enfin, on est tranquille aussi dans une prison,...
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