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Liban - La vie, mode d’emploi

6 - Le salut par le bavardage

Quel est ce langage échappé d'une salle de classe qui s'ennuie? Que vient-il faire dans la vie réelle, celle des adultes qui ne bavardent pas avec risque d'admonestations et de punitions? Des adultes qui conversent (quoi de plus naturel?), se confient (quand leur âme vire au bleu), discutaillent (pour des affaires de sous ou des débats de société, ce qui revient au même), médisent (on a découvert, depuis peu, que l'agressivité assure la longévité), causent (il y a même des canapés qui portent le joli nom de «causeuse» pour les y encourager), divaguent (et cela est la spécialité du divan et, ici, l'origine orientale doit beaucoup aider), taillent une bavette (autrefois, nos grands-mères en brodaient de toutes fleuries, aujourd'hui on les taille comme les crayons pour les rendre plus pointues), papotent (à la popote, avec des potes et des doigts qui tapotent sur la table la cadence militaire ou, plus commun et moins rythmé, entre copines coquines qui s'échangent des potins dès potron-minet), caquettent (d'après des maris excédés qui préfèrent le bla-bla enfiévré du commentateur du match de foot) et raffolent tous des «talk-shows» télévisés où l'on plonge dans la vie des autres comme dans un bon bain pour se décrasser et se délasser de la sienne.
Il n'y a pas de bavardage, mais tout un art de remplir le temps qui ressemble au tonneau des Danaïdes, car ce n'est pas le temps qui s'écoule, mais la parole qui coule sans fin, en pure perte. Il n'y a pas de bavardage, mais l'art d'utiliser la synonymie, pour s'échapper à soi-même.

Scènes de la vie quotidienne
Le petit Pierrot vient de recevoir son bulletin. Il l'aurait bien gardé pour lui, mais c'est un bulletin à faire signer par ses parents. Il prend son courage à deux mains et son bulletin comme il peut. Il se rend dans la chambre à coucher de sa mère. Celle-ci, étendue dans son lit, au milieu de ses magazines, devant un écran de télévision où une journaliste et une femme habillée comme pour un gala s'entretiennent dans l'émission (c'est indiqué sur le côté, en rouge) À bâtons rompus et à bon entendeur salut, bavardent avec Tatie Angèle de la soirée d'hier, des plats à peine entamés, des gros mots d'oncle Gilbert, des bons mots d'oncle Albert, de la robe sublime de Corinne et du chemisier encore plus sublime de Micheline, du bouquet de roses déjà fanées à cause de la chaleur et du bouquet de chansons encore resservies pour cause de
nostalgie...

Le petit Pierrot espère, espère de tout son petit cœur de Pierrot gourmand, qu'il pourra glisser le bulletin de manière que sa mère le signe sans y prêter attention, toute à son babil salutaire. Il est presque sur le point de réussir, entre la glace aux potirons si «divine» que, pour en connaître la recette, on vendrait son âme au diable et les talons aiguilles qui ont failli lui rompre le cou. Il est sur le point de déposer par terre son courage qui commence à lui rompre les bras. Il se promet déjà une belle sucette après toutes ces émotions, pour fêter sa victoire et, en sus, une poignée de bonbons de la Pie qui chante. Hélas! Voilà le regard de sa mère qui tombe par hasard (mais ce n'est jamais le hasard, c'est la malignité des grandes personnes et leur complicité secrète) sur l'appréciation la plus injuste qui soit de sa maîtresse (puisque c'est toujours lui qu'elle voit):
«Bavarde en classe.» Et alors, adieu sucette et bonbons et toutes les Pierrette et leur pot au lait, rompus à tout jamais. Car sa mère, abandonnant son téléphone, se répand maintenant en reproches, fait tomber dru sur sa tête une pluie de punitions (les fils des oncles Albert et Gilbert interdits de visite, toutes les friandises bannies de la maison, etc.) et prophétise qu'un destin de vendeur de cacahuètes l'attend, elle en donnerait sa main à couper. Si seulement elle pouvait donner sa langue au chat, se dit le petit Pierrot un peu dépité d'avoir perdu sa sucette et ses bonbons, mais au fond assez heureux d'apprendre que quelqu'un pouvait l'attendre, lui qui ne faisait qu'attendre: que la cloche des fins des cours se décide à sonner, que les grandes personnes aient terminé de se servir à table, que la maîtresse lui donne la parole en classe, que son tour arrive pour lancer le ballon pendant la récréation... et que sa mère finisse de tempêter pour lui signer son bulletin.
Bien des années plus tard, alors que les sucettes avaient presque complètement disparu du commerce, remplacées par le chewing-gum (sans poésie lunaire, mais d'un prosaïsme de chameau besogneux), et qu'il était devenu Monsieur le Taciturne pour la servante de maman et pour son professeur, à l'université, notre Pierrot tombe par hasard (mais il n'y a pas de hasard, il y a le destin qui attend son heure) sur la page d'un philosophe décrivant le bavardage qui, telle la curiosité, a la bougeotte, sait tout et glisse sur tout. Il se souvient alors de son bulletin et de toute la jacasserie que lui avait valu son pépiement d'enfant. Il sourit et savoure la victoire de celui qui a appris que rien ne vaut une parole prononcée à propos.

Nicole HATEM
Chef du département de philosophie de l'Université Saint-Joseph

Quel est ce langage échappé d'une salle de classe qui s'ennuie? Que vient-il faire dans la vie réelle, celle des adultes qui ne bavardent pas avec risque d'admonestations et de punitions? Des adultes qui conversent (quoi de plus naturel?), se confient (quand leur âme vire au bleu), discutaillent (pour des affaires de sous ou des débats de société, ce qui revient au même), médisent (on a...
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