Non parce que cela vous rend plus léger, mais parce que sinon vous êtes damné. Par le biopouvoir de Michel Foucault, l'État et l'Hôpital se tenant la main, comme de bons compères. Mais aussi par vos proches et moins proches. Le racisme, il ne faut plus le chercher dans les rues de Johannesburg, mais lorsqu'au détour d'une conversation, vous entendez une jeune femme, très à cheval sur la finesse de sa taille de guêpe (et pratique pour cette raison et l'équitation et les piques assassines), s'indigner d'apprendre qu'une voisine à l'embonpoint bien marqué a été embauchée pour un poste d'importance et avec un salaire de poids : « Où va le monde avec tant de boudin ?
S'il croit mieux rouler avec des bonshommes Michelin, il se trompe car il risque l'AVC et le triple menton. »
Lorsque vous voyez avec quel air de commisération on parle de ce pauvre Bob à qui manque la volonté de faire du jogging, du treadmill, des haltères et une diète aux seules protéines. Une lavette, un poussif-poussette. On comprend sans peine (et, donc, malheureusement, cette partie de la conversation ne peut plus être comptabilisée dans les calories brûlées) que sa femme lui ait préféré un tout vieux mais qui a belle prestance grâce au verdict de la balance. « N'était-il pas prédestiné à un tel sort, se demandent les devineresses de salon, avec ce prénom de Bob boursouflé de tous les côtés et qui, lorsqu'on le prononce, rebondit, comme un ballon tout rond ? »
Lorsque vous entendez le pauvre Bob, les larmes aux yeux, s'excuser des kilos qui le ceinturent parce qu'il n'a pu surmonter sa peur de l'eau et de promettre qu'il recourra aux services d'un maître nageur et de supplier qu'on l'épargne et qu'on ne le jette pas dans la piscine sans sa bouée de sauvetage, comme autrefois les dissidents en prison et les patients de Mengele.
Lorsque vous entendez une âme charitable, qui est allée au plus profond de ses ressources de bonté, et du haut de ses trente-huit kilos pour un mètre 57 (le poids idéal !)
assurer à ce bon gros, en lui tapant sur le ventre, qu'il n'a pas à tant se tourmenter, qu'on ne l'a pas encore lâché, mais qu'il devra, comme pénitence, se priver de desserts au chocolat et se contenter de ceux aux fruits rouges qui font peur aux kilos.
Lorsque vous découvrez l'extase qui saisit une assistance au défilé de toutes ces survivantes d'un camp stalinien mâtiné de hitlérien et de rouge khmèrien (bientôt, une telle procession devra chercher refuge dans des catacombes, car l'État, alerté par l'Hôpital, craint une contagion qui ferait fondre ses propres ressources).
Lorsque vous remarquez le geste horrifié d'un convive à qui l'hôtesse présente une boîte de minuscules carrés de chocolat noir surfin. C'est le « Couvrez, Madame, ce chocolat que je ne saurais voir ! » aussi offensé que si, soudain, elle avait dressé sous ses yeux le décor de la fameuse scène des Origines : serpent, pomme tendue et arbre de vie proscrit.
Peu importe la mine de papier mâché que vous pouvez avoir, l'essentiel est de n'avoir rien à mâcher dans vos placards et votre frigo. Il faut remplacer la satanique lettre P à la triple fourche (pâtes, pâtisseries, pommes de terre, pour les néophytes) par la bénéfique lettre O (comme orange, Oméga 3, oat, Ô de jouvence et « Oh !
mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle » ?). Elle vous garantit ce qui vaut plus que l'or et l'argent, les quelques kilos en moins qui vous donnent droit à une place au paradis des « toujours affamés et toujours satisfaits ». L'équivalent des Indulgences, octroyées par la papauté du commérage et du voisinage. Et ce problème hautement théologique peut encore être envisagé sous l'angle du mérite (et n'en faut-il pas pour pédaler cinq heures par jour : matin, soir et en rêvant ?) ; s'applique alors, comme nulle part ailleurs, la formule de « qui perd sa vie la gagnera », puisque qui perd des kilos gagnera l'estime même de ses ennemis.
Pascal avait bien écrit, à propos de la misère humaine, dans la disproportion des causes et des effets, que si le nez de Cléopâtre avait été plus court, ... mais ce n'est pas seulement la face de la terre que changeraient vos joues un peu plus pâles, c'est le système planétaire tout entier qui en serait dégraissé et ahanerait un peu moins en faisant ses exercices de gravitation (le hula hoop recommandé)... pour affiner sa propre ceinture parabolique et la rendre elliptique !
Nicole HATEM
Chef du département de philosophie de l'Université Saint-Joseph
