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Liban - La vie, mode d’emploi

4 - Le salut par les plantes

Très ancienne voie de salut. Presque immémoriale. Image d'une paysanne sans âge, penchée au-dessus d'une broussaille, qui tâte, sent, pétrit, jette dédaigneusement et recommence sa quête. Image d'une vieille femme qui tourne une cuillère dans un chaudron puis fait boire son breuvage à un pauvre hère couché dans un lit. Penchée, courbée, s'activant en silence, cette femme porte en elle un mystérieux savoir qui guérit les corps et, quelquefois, l'esprit. Les hommes l'appellent sorcière tant ils désirent qu'elle les guérisse, tant ils ont peur qu'elle les guérisse, tant il faut que le diable ait son mot à dire dans toute guérison, tant ils ne croient au fond à rien et continuent à souffrir comme des bêtes. Tout cela est du passé et vaut ce qu'il vaut. Aujourd'hui, les plantes ne sont plus dans les broussailles, mais dans de petits sachets en cellophane qui se vendent dans les grandes et petites surfaces avec un rabais pour deux boîtes achetées. N'importe quel commerçant vous le dira : l'économie des bouts de chandelle cela fait, au bout du compte, un beau cierge pour les vœux exaucés. Mais revenons aux sachets et à votre désir, né à peine ont-ils été évoqués, d'en acquérir et au problème d'en choisir. C'est que vous avez toute la forêt et toutes les forêts à portée de main, débitées en petits carrés : oranger, frêne, sauge, cèdre, pissenlit, gueule de loup, verveine, muguet, chicorée, gingembre, chanvre, olivier, citronnier, etc. Bien entendu, il y a, pour vous aider, des indications sur la boîte : sur l'origine (pour permettre « la traçabilité », comme on dit depuis quelque temps), le nombre de calories (le sacro-saint chiffre qui fera pencher sérieusement la balance de votre choix), les vertus (dans le sens grec du mot, explique la tante savante à sa nièce ennuyée), le mode d'emploi (pratiquement toujours le même : sans chaudron, ni cuiller, ni silence religieux, ni menace de bûcher). Vous hésitez toujours parce que vous souffrez de tous les maux mentionnés : insomnies, jambes lourdes, palpitations (à certaines heures), asthénie (à d'autres), surpoids (comparé à votre voisine), manque d'appétit (comparé à votre voisin), migraines (quand arrivent les dossiers), chute de tension (quand ils repartent), bleus et vague à l'âme... Mais comme, finalement, tous les sachets sont sans surprise et certifient le bien-être dès le premier usage, vous décidez de prendre, au hasard, deux boîtes (tous vos maux ne vous font pas oublier la bonne santé de votre porte-monnaie !). Vous pouvez, à présent, rentrer chez vous, en caressant espoirs et projets : la clef de la pleine forme est dans votre sac à provisions et un parfum d'Amazonie aussi. Ce n'est pas parce que le secret a été éventé dans les laboratoires de l'agroalimentaire que la formule d'alchimie a cessé d'opérer. Vous avez pour vous convaincre et la science et la foi. La meilleure combinaison pour n'être jamais dupé.
Mais que n'avez-vous tu toutes ces pensées ! Tant de certitudes affirmées ont réveillé le sceptique lové au fond de chaque être pensant et qui ne l'entend pas, lui, de cette oreille ; aussi, déjà, votre oreille l'entend qui proteste et ricane. Vous vous précipitez dans votre cuisine pour donner, sur l'heure, à l'effronté la preuve de sa mauvaise foi, de son endurcissement et de sa maladie curable. Vous préparez, vous infusez, vous sirotez, vous dégustez, ... rêveuse ; vous ré-infusez, vous buvez, à petites gorgées, une nouvelle tasse, ... nerveuse ; vous en préparez une troisième et plusieurs autres que vous avalez, ... rageuse. De quoi achever un cheval, aurait dit votre grand-mère ! Hélas ! le sceptique, lui, n'achève jamais : il se retire dans son quant-à-soi, baptisé épochè, suspend son jugement comme son chapeau dans le vestibule, s'étend dans son fauteuil relax et éprouve dans ses bras la douce ataraxie (un terme d'origine grecque signifiant l'absence de troubles, précise la tante à sa nièce excédée et qui connaît bien l'effet de l'« Atarax » depuis que son amie en subtilise des comprimés dans la pharmacie maternelle pour en consommer avant chaque « interro »). Et voilà que le douteur impassible, mais au triomphe bavard, se lance dans un discours de Fables de la Fontaine : « Était-ce la peine de tant courir (bien que la vertu du cheval soit de courir, assure la tante à sa nièce qui ne l'écoute plus), quand on a en soi la plante qui guérit ? Laissez s'épanouir en vous la fleur du doute et vos nuits seront aussi tranquilles que votre conscience, votre cœur aussi quiet que dans "le sein du Père" ; vous douterez même de votre âme, ce qui vous empêchera de vous demander si elle est à marée haute ou basse, vire au bleu ou au rose. Ne résistez pas à ce programme de belles réjouissances. Les plantes de l'immémorial et du sachet ont même provenance : trop d'espérance. Doutez de tout, telle est la formule magique et toutes les fleurs la répètent en expirant. »
Mais la tante, qu'incommodent les parfums, se glisse hors de la parenthèse qui l'enserre, pour prendre un peu d'air. Elle jette fleurs et doute délétères à la corbeille et, saisissant toute occasion de donner une leçon, rappelle au pyrrhonien impénitent, la réflexion mémorable du très mélancolique et génial Kierkegaard : le doute qui nous sauve ne doute que de lui-même.

Nicole HATEM
Chef du département de philosophie de l'Université Saint-Joseph

Très ancienne voie de salut. Presque immémoriale. Image d'une paysanne sans âge, penchée au-dessus d'une broussaille, qui tâte, sent, pétrit, jette dédaigneusement et recommence sa quête. Image d'une vieille femme qui tourne une cuillère dans un chaudron puis fait boire son breuvage à un pauvre hère couché dans un lit. Penchée, courbée, s'activant en silence, cette femme porte en...
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