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Liban - La vie, mode d’emploi

3 - Le salut par le shopping

Il faudrait lire Georges Bataille et l'extase par la dépense. Contentons-nous de batailler avec nos mots et la psychologie des grandes surfaces. On saisira peut-être ce qui se joue dans la frénésie du « faire du shopping » sans dépense excessive de matière grise.
Vous vous lancez à l'assaut de ces citadelles ennemies que sont les « Malls » (comme mal en français et que le redoublement du « l » n'amollit pas) avec l'intention d'en venir à bout, car elles vous ont par trop défiée ; vous leur avez résisté autant que vous pouviez en vous répétant le précepte stoïcien recyclé pour les adeptes du « développement personnel » : Nul n'est offensé que par soi-même. En vain. Elles ont fini par s'installer à domicile, le vôtre s'entend, à vous narguer avec leurs mille et une publicités, leurs mille et une offres et promotions, la béatitude promise et garantie avec l'achat de tel parfum, deux casseroles ou des brodequins. Il suffit alors d'une contrariété (une requête d'augmentation refusée), d'un désagrément (« un ciel bas et lourd » pesant « comme un couvercle » – le shopping et le spleen ont partie liée puisqu'ils parlent tous deux british) pour que vous jugiez que la mesure est comble, qu'il faut ce qu'il faut, que tout délai ne ferait qu'aggraver la situation et que le monde vous doit une victoire de représailles, qu'on appelle « juste compensation ». Vous vous rendez donc chez l'ennemi bardée de votre chéquier, cartes de crédit, cartes « privilège », billets de banque et tout le ressentiment accumulé depuis votre dernière bataille perdue-gagnée (le traité de Versailles ayant bien prouvé que la défaite d'aujourd'hui est une victoire pour demain). Vous vous engagez dans la mêlée (les « shoppeurs » sont toujours nombreux, pugnaces et jamais mollassons) et vous attaquez coup sur coup le bonnetier (pour remplacer le couvercle par un bibi très anglais), le quincaillier (pour acheter une marmite aux bonnes manières qui ne siffle ni ne caquette), le parfumeur (pour fleurer la bonne humeur lavandière et les spleens en déroute) et les brodequins qui sont d'un supplice et d'un chic à faire hurler (et vous gagnez, en prime, la qualité de belle qu'on ne saurait avoir sans souffrir) ! Mais tout cela n'est encore qu'escarmouches, petit exercice d'échauffement, de mise en forme, de prise de contact et d'amuse-casse-gueule avant la « bataille décisive ». Vous avez lu votre Clausewitz et vous connaissez la tactique et la stratégie, et la guerre comme duel à mort. Vous ne sortirez pas de là avant que toute votre épargne soit au point mort, votre ligne de crédit effondrée, vos contrariétés et désagréments décimés, vos envies portées disparues, votre ressentiment porté sur une civière, vos projets de vacances en Espagne comme victimes collatérales (mais, enfin, ils n'avaient pas à sortir de leurs châteaux !), votre compensation achetée au prix fort. Il y aura donc des monceaux de vêtements de toutes sortes : du casual, du sport-chic, du chic tout court, du BCBG, de l'habillé, du déshabillé (que vous payerez comme l'habillé, très cher), du signé, du dégriffé (pour n'avoir plus peur de l'étiquette), de la collection haute couture (on enterre l'avarice, mais non la hache de guerre), de l'article bradé, liquidé, fin de série et de l'adorable accessoire (plus onéreux que toute la collection, mais que vaut celle-ci sans ce « plus » ? Un gâteau sans cerise !). Certes vous n'avez plus de jambes pour vous porter et de bras pour porter vos paquets, mais qu'importe, vous avez atteint l'extase, le nirvana : vous ne désirez plus rien ! Les mystiques, c'est connu, n'ont plus de corps. Aussi pouvez-vous maintenant ne plus vous préoccuper de vêtir le vôtre. Et si vous avez perdu vos châteaux en Espagne, c'est le Château mystique que vous avez conquis et pénétré jusqu'à sa septième demeure. Vous planez, lestée par tant d'objets qui pendent à vos deux bras, mais inexistants pour votre regard d'« éveillé ». Vous ne savourez plus que la victoire sur vous-même, celle d'avoir fait sauter l'un après l'autre tous les obstacles et lignes de défense et chicanes intérieurs.
De retour à la pauvre chaumière, se posera bien sûr le problème de ranger ces « objets inexistants » dans la penderie et de les dissimuler au regard du mari qui n'a que trop tendance à évoquer Imelda Marcos et ses trois mille paires de chaussures. De retour sur terre, à son misérable corps, se posera le problème de se guérir de ce mal prévisible qui annonce la fin de l'ivresse et le début de la détresse. Le shopping comme un argument ad nauseam.

Nicole HATEM
Chef du département de philosophie de l'Université Saint-Joseph

Il faudrait lire Georges Bataille et l'extase par la dépense. Contentons-nous de batailler avec nos mots et la psychologie des grandes surfaces. On saisira peut-être ce qui se joue dans la frénésie du « faire du shopping » sans dépense excessive de matière grise.Vous vous lancez à l'assaut de ces citadelles ennemies que sont les « Malls » (comme mal en français et que le...
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