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Liban - Émigration

Des Tripolitains, jeunes et moins jeunes, prêts à tout pour rejoindre l’Europe

Pour la jeunesse défavorisée de Tripoli qui n'a aucun moyen de se procurer un visa, la Turquie par ferry, en toute légalité, est la porte d'entrée vers l'Europe. Mais tous les moyens sont bons, désormais, pour des candidats au départ qui n'ont plus rien à perdre.

Ahmad R. figure parmi les rescapés de la barge indonésienne qui devait l’emmener en Australie. Certains n’ont pas eu sa chance. Il est pourtant prêt à reprendre la mer au plus vite. Photo fournie par Ahmad R.

« Partir pour l'Europe à tout prix et par n'importe quel moyen illégal, via la Turquie ou depuis la Russie. » C'est aujourd'hui le leitmotiv d'une tranche de la population tripolitaine défavorisée, jeune et moins jeune, gagnée par le découragement et par un profond ressentiment à l'égard des autorités. Peu ou pas éduquée, sans qualifications professionnelles, gravement touchée par la pauvreté et le chômage, vu la concurrence sévère et massive de la main-d'œuvre syrienne, elle peine à se projeter dans l'avenir. Une réalité particulièrement mal vécue par la jeunesse sunnite défavorisée, voire la communauté sunnite dans son ensemble, qui se sent marginalisée et victime d'injustice, car elle souffre d'être assimilée aux groupes terroristes extrémistes, Fateh el-islam et al-Nosra. Ce qu'elle rejette catégoriquement, assurant que « Tripoli n'est pas synonyme d'extrémisme ». Alors, cette population rêve d'une Europe qu'elle idéalise, respectueuse des droits de l'homme, certes, mais surtout d'États providence, qui l'accueilleront à bras ouverts, lui assureront un logement, un salaire, une éducation, un travail et des soins de santé... Un rêve qu'elle entend bien réaliser, tout en profitant de la vague d'émigration des réfugiés syriens, quitte à braver tous les dangers, même l'émigration clandestine, même la mort. Pour ce faire, elle envisage toutes les options, mais jette l'éponge, parfois.


(Lire aussi : Un aller simple pour la Turquie depuis le port de Tripoli, avec l'Europe au bout du rêve)

 

Prêt à prendre la mer, malgré un naufrage
« Je fais partie des rescapés de l'embarcation indonésienne qui a coulé, alors qu'elle tentait de rejoindre l'Australie. » Deux ans plus tard, Ahmad R., 40 ans, revit encore la tragédie qui l'a marqué à vie et qui a endeuillé des familles libanaises. Mais cela ne l'empêche pas de se préparer à un nouveau périple pour rejoindre l'Europe, cette fois par la Turquie, puis par la Grèce, quitte à reprendre la mer illégalement et à affronter la mort. « J'ai été injustement emprisonné durant deux ans et demi pour appartenance à Fateh el-islam. J'ai même été torturé. Je suis pourtant innocent. Je fume et bois de l'alcool et je l'assume. » Ahmad a perdu son travail, et sa demande d'émigration pour l'Australie a été refusée. Son nouvel emploi de gérant d'une cafétéria lui suffit à peine pour nourrir sa famille. « Mes enfants vont à l'école semi-gratuite et ne bénéficient d'aucune couverture médicale. Quelle autre option ai-je aujourd'hui que celle de partir ? » demande-t-il, résolu à faire l'impossible pour assurer l'avenir de ses trois enfants. « Je veux qu'ils grandissent dans un pays qui respecte les droits de l'homme et non pas dans un pays où ils doivent embrasser des mains pour recevoir les soins et l'éducation », martèle-t-il.
Son rêve le plus cher ? Rejoindre l'Allemagne où deux de ses proches sont installés dans un camp de réfugiés. « Ils ne manquent de rien, et d'ici à quelques mois, ils pourront demander le regroupement familial », souligne-t-il. Mais pour ce faire, il faudrait que les autorités libanaises lui rendent son passeport, à moins qu'il ne décide de quitter le Liban par une filière illégale... Car si la majorité des candidats au voyage quittent le port de Tripoli de manière légale, « certains départs se font dans la clandestinité, avec l'aide de passeurs », constate l'ancien député de Tripoli, Misbah Ahdab. « Il s'agit principalement de personnes recherchées par la justice qui quittent la côte dans une embarcation de fortune ou dans un bateau de plaisance. D'autres partent cachés dans des voitures ou des barils à bord de cargos ou de ferries », explique-t-il encore.

L'injustice ressentie par ce père de famille est générale au sein de la communauté sunnite démunie et pas seulement de la jeunesse. On raconte que la veille, une soixantaine de personnes ont quitté la ville et le pays pour l'Europe. Certains hésitent pourtant à faire le pas, faute de moyens, mais aussi par peur de la mer. « Je suis peintre en bâtiment, mais sans emploi depuis 8 mois à cause de la concurrence syrienne. Je suis prêt à travailler pour 15 000 LL par jour, car je dois manger et aider ma famille, mais en vain », déplore Bilal, un Tripolitain de 23 ans. « J'ai essayé de me faire enrôler dans l'armée, mais je n'ai aucun piston. J'ai même postulé dans une entreprise de ramassage d'ordures, sans résultat. En tant que Libanais, je leur coûte plus cher qu'un travailleur étranger. » S'il rêve d'Europe et particulièrement d'Allemagne, le jeune homme sait bien que ce rêve n'est pas à sa portée, du moins par pour l'instant. « Je dois rassembler 5 000 dollars pour atteindre l'Allemagne, alors que je n'ai même pas de quoi manger et que je vis de la solidarité. J'ai bien essayé de vendre la voiture de mon père, mais ses papiers ne sont pas en règle. » Et puis, Bilal craint pour sa vie. « Il paraît que des migrants ont été jetés à la mer », dit-il.

 

(Pour mémoire : « J'ai entendu les miens crier durant des heures »...)

 

La Norvège via la Russie ?
Il faut dire que le jeune homme est découragé par la mauvaise expérience de Chadi, son voisin et ami, qui a essuyé deux échecs. « J'ai fait deux tentatives infructueuses. À deux reprises, j'ai pris le bateau pour la Grèce. Et les deux fois, j'ai été arrêté, emprisonné, maltraité par les gardes-côtes turcs et renvoyé chez moi », raconte le jeune boucher de 24 ans. Chadi s'était pourtant préparé. Il devait se faire passer pour un Syrien, raconter la guerre, la menace... Mais il a jeté l'éponge après avoir côtoyé la mort de près et épuisé quasiment toutes ses économies. Des 4 000 dollars qu'il avait prévus, il ne lui reste plus que 500. « Un bateau a coulé devant moi, raconte-t-il. J'étais à la merci des mafias, alors que je n'étais pas encore au bout de mes peines. J'ai alors décidé d'accepter mon sort, d'autant que certains de mes proches qui ont atteint la Suède sont retournés au Liban. C'était beaucoup trop d'humiliation. »

D'autres se tournent vers de nouvelles destinations et envisagent des filières différentes, susceptibles de les aider à quitter le pays. « Je me prépare à partir en Russie en avion et de là-bas, j'achèterai mon visa pour la Norvège à travers un passeur, comme ma sœur et mon cousin l'ont fait. C'est moins risqué que la mer. Et puis j'obtiendrai le statut de réfugié humanitaire, comme eux. » À 48 ans, Rachad est dégoûté de son existence à Tripoli. Dégoûté de mendier auprès des zaïms pour vivre et assurer le minimum à sa fille. Depuis qu'il a perdu son emploi, le physiothérapeute n'arrive plus à joindre les deux bouts. « J'ai deux mois de loyer en retard. » Il a alors mis en vente ses meubles, afin de payer le voyage. « Là-bas, au moins, l'être humain a de la valeur », affirme-t-il, confiant. « Ici, pour tenir le coup, je n'aurais eu d'autre choix que de reprendre les armes », avoue-t-il.

Le cri du cœur de l'ancien député Misbah Ahdab confirme les propos des uns et des autres. « L'État avait promis à Tripoli 100 millions de dollars pour le développement de la ville. C'était il y a deux ans. Tripoli n'a toujours rien reçu », déplore-t-il. Et d'ajouter : « Les commerçants ne travaillent plus. Le chômage sévit. La municipalité est aux abonnés absents. La corruption règne, de même que les groupes armés et l'insécurité. » Résultat, « plus de 4 000 jeunes Tripolitains sont aujourd'hui sous les verrous, victimes d'arrestations illégales pour avoir été fichés arbitrairement. Une procédure qui avait pourtant été annulée, mais qui est un signe de radicalisation des autorités, en collaboration avec le Hezbollah », dénonce M. Ahdab, montrant du doigt la politique de deux poids, deux mesures de l'État. Un bien triste constat qui pousse une jeunesse modérée désespérée, mais aussi les familles de Mina, Zahiriyé, Kobbé et Tebbané, près de 3 000 personnes jusque-là selon les estimations, à risquer leur vie, dans des conditions déplorables et humiliantes. Comme le raconte si bien ce tag, sur l'un des murs de la capitale du Nord.

 

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