Au troisième jour des frappes russes en Syrie, l'interrogation reste la même : quelles sont les cibles visées ?
Si le Kremlin a d'abord annoncé avoir frappé les positions de l'État islamique (EI), il a ensuite légèrement nuancé son affirmation en déclarant viser l'EI, le Front al-Nosra, branche d'el-Qaëda en Syrie, et les autres groupes terroristes. Partant du fait que la Russie considère tous les opposants armés au président syrien Bachar el-Assad comme des terroristes, il n'est pas surprenant d'apprendre que Moscou aurait frappé des positions de l'Armée de la conquête, coalition de rebelles menée par le Front al-Nosra et le groupe salafiste Ahrar el-Cham, mais aussi des rebelles affiliés à l'Armée syrienne libre, comme la brigade Suqour el-Jabal, soutenue par les Américains. Pour Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie, « tout le monde est visé par les frappes russes », c'est-à-dire « tous ceux qui sont à proximité des objectifs stratégiques des Russes, qui sont de remettre en selle Bachar el-Assad ». Selon lui, les Russes veulent sécuriser les positions de M. Assad et lui permettre de reprendre le contrôle des grandes villes de l'Ouest, à savoir Damas, Homs, Hama et Alep. « La Syrie est essentiellement la réunion de deux villes : Damas et Alep. Si Assad perd le contrôle de l'une de ces deux villes, il perd sa légitimité », ajoute-t-il.
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L'intervention russe vise avant tout à venir au secours d'un allié largement affaibli. Au mois de juillet, le président syrien admettait pour la première fois que son armée « manquait de ressources » et reconnaissait que « dans certaines circonstances », elle devait « abandonner certaines régions ». Les offensives, au printemps dernier, de l'Armée de la conquête dans la province d'Idleb, et du front du sud dans la région de Deraa, ont montré les défaillances de la stratégie du régime et les limites logistiques de son soutien iranien. Pour Souhaïl Belhadj, politologue et auteur de La Syrie de Bachar el-Assad, anatomie d'un régime autoritaire, l'intervention russe est le résultat d'un changement de stratégie de la part des alliés du régime. Ceux-ci « ont appuyé depuis le début du conflit une stratégie de guerre d'usure, de guerre défensive. Les Iraniens et le Hezbollah encadraient les opérations visant avant tout à sécuriser la frontière syro-libanaise, pendant que les Russes s'occupaient du volet diplomatique à l'Onu et de la fourniture de certaines ressources matérielles, comme les munitions. Mais les Russes ont compris que la stratégie ne fonctionnait plus, puisque le régime n'avait plus les moyens de la tenir. L'offensive russe vise à éviter l'effondrement du régime, et par conséquent de l'État syrien, pour garantir les intérêts stratégiques de Moscou », explique-t-il.
Contre-offensive des sunnites
Compte tenu de la faiblesse actuelle de l'armée syrienne et de l'avantage démographique des rebelles, il est peu probable que le régime parvienne à récupérer la totalité des territoires perdus. Mais la puissance, la précision et surtout l'intensité de l'aviation russe pourraient changer la donne sur le terrain. Selon M. Balanche, « les frappes russes bloquent toute l'offensive des rebelles dans le Nord, c'est-à-dire à Homs, Hama et Lattaquié. Pendant ce temps, l'armée syrienne, les pasdaran et le Hezbollah vont chercher à avancer au sol, particulièrement dans les régions de Damas et de Deraa ». À terme, « le régime pourrait également récupérer la ville de Palmyre, puisque c'est un poste de défense important pour contrôler l'intérieur du pays », estime M. Balanche.
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Parce qu'elle modifie sérieusement l'équilibre des forces sur le terrain, l'implication russe remet en question les plans des parrains régionaux de l'Armée de la conquête, à savoir Riyad, Doha et Ankara. Ces derniers devraient probablement tenter de mener une contre-offensive, surtout si les Américains acceptent de lever leur veto sur la livraison d'armes antiaériennes aux rebelles. Pour M. Belhadj, le maintien du veto américain dépendra de l'implication des Russes. « Les Américains sont parfaitement conscients que les Russes peuvent se retrouver dans un nouvel Afghanistan. Si Washington parvient à négocier avec Moscou dans le but de trouver une issue au conflit, alors ils maintiendront probablement leur veto. S'ils estiment que les Russes ne sont pas de bonne foi, ils pourraient être tentés de le lever », considère M. Belhadj.
Pour M. Balanche, la livraison d'armes antiaériennes « gênerait les hélicoptères du régime mais pas les avions russes », qui se contenteraient de « larguer leurs missiles de plus haut. Les Américains ont constaté que les armes qu'ils avaient livrées aux rebelles étaient tombées aux mains d'al-Nosra et de l'EI. Donc si les rebelles reçoivent des armes antiaériennes, cela se fera probablement sans l'accord des Américains ».
Le président de la commission des Affaires étrangères de la Douma, Alexeï Pouchkov, assurait hier que les raids russes vont durer « trois à quatre mois » et « s'intensifier ». De quoi donner du temps à Bachar el-Assad d'améliorer sa situation avant d'entamer les négociations concernant l'avenir du régime. « Les Russes veulent garantir que le régime syrien continue d'être un interlocuteur pour les négociateurs », explique M. Belhadj, ajoutant que les parties en conflit peuvent trouver un compromis qui impliquerait le départ de Bachar el-Assad, mais le maintien des têtes du service de renseignements syrien.
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10 h 59, le 04 octobre 2015