Les institutions politiques du pays auraient-elles contaminé le marché de la téléphonie mobile ? À première vue, difficile d'expliquer autrement une chute aussi spectaculaire que celle enregistrée par les importations de téléphones portables : selon les chiffres des douanes libanaises, leur valeur s'est effondrée de 84 % en rythme annuel sur les sept premiers mois de l'année – à 12,1 millions de dollars – pour une baisse à peu près équivalente des volumes (-76 %). « Les importations d'appareils mobiles ne se sont naturellement pas arrêtées subitement. Simplement, la majorité des appareils importés échappent à nouveau aux déclarations », explique à L'Orient-Le Jour Eddy Cherfane, PDG de Cherfane, Tawil & Co, le distributeur officiel de Samsung au Liban.
À l'instar de la dizaine d'agents officiels qui ont conclu un contrat de distribution avec les grandes marques internationales, telles que Huawei (représenté par Chetraco), Nokia (Logicom), LG (T pro), Sony (Expertel) etc., il doit partager depuis des années le marché de la vente d'appareils mobiles avec une multitude de revendeurs non agréés par les fabricants. « Nous distribuons des produits directement issus des usines de la marque, qui ont bénéficié de tous les tests techniques de compatibilité avec les réseaux nationaux et sont dotés d'une garantie sur le territoire. Mais pour le consommateur, ces arguments ont très peu de poids par rapport aux prix », se désole Eddy Cherfane.
« Sans garantie »
Pour lui, comme pour ses homologues, c'est précisément là que le bât blesse. Alors que les conditions contractuelles et les économies d'échelle engendrées par leurs contrats d'exclusivité devraient théoriquement leur permettre de commercialiser leurs produits moins cher, les revendeurs non agréés par les fabricants ont, depuis belle lurette, trouvé la parade à travers le développement d'un marché gris. « Ils ont recours à la contrebande à travers la corruption des agents des douanes ou des techniques consistant à déclarer des conteneurs de téléphones comme du matériel soumis à d'autres. Ces appareils sont ensuite vendus sans garantie, ni souvent même facture, dans la majorité des centres commerciaux et magasins du pays », accuse Eddy Cherfane. « Depuis un an, nous ne vendons plus que quelques appareils " sous garantie ", car, lorsqu'ils ont le choix, l'essentiel des clients préfèrent ne pas avoir à payer pour cela », indique, sous le couvert de l'anonymat, un revendeur de téléphones.
« Face à cette importation frauduleuse qui s'est généralisée depuis des années sur le marché libanais, la seule mesure efficace a été l'instauration du décret 9474 qui imposait l'enregistrement des appareils en circulation au Liban. En moins d'un an d'application, la part de marché des agents agréés a bondi de 10 % à près de 50 % ; sa suppression au printemps dernier nous a fait revenir à la case départ. En ce qui nous concerne, nous avons dû licencier cette année près de 80 % de nos effectifs dans les boutiques, soit une cinquantaine d'emplois, et ne conservons plus qu'une activité très réduite dans la distribution d'appareils mobiles au Liban », tempête Eddy Cherfane.
(Pour mémoire : Pour Harb, le secteur des télécommunications est le pouls de l'économie et de la croissance)
Impact fiscal
Dans sa ligne de mire, l'une des décisions emblématiques du ministre des Télécommunications Boutros Harb, qui, dès son entrée en fonctions, avait décidé de suspendre à partir de mai 2014 ce décret initié par son prédécesseur Nicolas Sehnaoui et promulgué en juin 2013. Déjà expérimentée dans certains pays comme la Turquie, cette mesure rendait obligatoire l'enregistrement du numéro d'immatriculation (IMEI) de tous les appareils en circulation au Liban, dans une base de données tenue par le ministère et les deux opérateurs. Les particuliers ne pouvant par ailleurs déclarer plus de trois appareils (téléphone, tablette, clé 3G, etc.) par semestre. Tous les appareils non enregistrés ne pouvaient alors plus fonctionner sur le territoire national. « Cette mesure était extrêmement coercitive pour les consommateurs, et en particulier les touristes. Sa suppression a permis de redynamiser le secteur et d'éviter en outre des risques de monopole des agents de fabricants », plaide un conseiller de M. Harb qui a souhaité rester anonyme.
Reste à déterminer l'impact fiscal de la suppression de cette mesure, dont c'était l'un des principaux objectifs avoués. Car la corrélation entre l'application du décret et les déclarations de marchandises aux douanes ne laisse guère de place aux doutes. Après son entrée en vigueur, les importations officielles ont bondi à 168 millions de dollars au second semestre 2013, contre 25 millions au semestre précédent. L'année suivante, elles sont passées de 72 millions de dollars au premier semestre – alors que le décret était encore en vigueur pendant les quatre premiers mois – à 39 millions de dollars au second.
Toutes choses égales par ailleurs, la perte en droits de douane (5 %) et en TVA (10 %) engendrée par le regain du marché gris sur les sept premiers mois de 2015 se situerait potentiellement aux alentours des 11 millions de dollars. « Si tant est qu'il soit confirmé, cet impact sur les finances publiques a certainement été compensé par le surplus de recettes de la téléphonie mobile permis par la baisse des prix des communications et la modernisation des services. En outre, la lutte contre la contrebande n'est pas du ressort du ministère des Télécommunications mais incombe à celui des Finances », considère le conseiller du ministre.
Pour mémoire
Les importateurs de mobiles s'insurgent contre la décision de Harb
commentaires (4)
C'est pas vrai ? !
ANTOINE-SERGE KARAMAOUN
05 h 10, le 08 septembre 2015