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Lifestyle - Tous les chats sont gris

La nuit, à Beyrouth, on flirte avec la rue

Il suffit de flâner sur le bitume de la capitale pour partager les soirées en appartement, pendant qu'ailleurs, les intérieurs se recroquevillent sur eux-mêmes une fois la nuit tombée.

Photo Gilles Khoury

Contrairement aux grandes capitales de ce monde, Beyrouth est une ville dont la nuit se veut à la fois délurée et sporadique, folle et secrète, légendaire mais très absente. Ailleurs, elle vient à nous ; partout, les soirées, les fêtes, les concerts, les événements appellent les noctambules, les arrachent de leurs lits et les entraînent jusqu'aux prémices du petit matin. Ici, la réputation de la nuit beyrouthine la précède : il en faut du souffle pour aller l'explorer, la chercher, la repérer puis la saisir. La deviner dans les balbutiements d'un bar qu'on s'est endetté pour ouvrir, au détour d'un trottoir débordant de ce restaurant reconverti en it place, sur la scène d'un festival qu'on peine à maintenir année après année ou dans les hauteurs d'un rooftop qui espère les premières lueurs de l'été, dans la pénombre d'un entrepôt dont la façade dissimule les effluves enflammées d'une after. Ou alors simplement partir à sa rencontre en se baladant dans ces quartiers de la capitale où les immeubles se heurtent et les habitants vivent à cheval entre leurs appartements et l'extérieur.

Car, une fois que le noir et le silence ont pris le pouvoir, en exhibitionnistes invétérés ou amoureux du grand air, les Libanais ont cette curieuse tendance (probablement méditerranéenne) à flirter avec la rue, à étendre leur linge propre et sale, à s'étaler eux-mêmes, sans filtres, si ce n'est celui de leurs moustiquaires rouillées et perforées comme un emmental géant. Il suffit donc d'y laisser traîner un œil un tantinet voyeur, d'attraper une bribe de conversation ou l'effluve d'un plat mijotant sur leur feu pour voir comment la nuit s'appréhende et se vit dans ces appartements ouverts.

Sous la lumière d'une ampoule néon qui va et vient au rythme d'un tic nerveux, le crâne chauve, un bonhomme bedonné vêtu d'une chemise de corps BVD, le marcel national, attend religieusement les résultats du loto. Annoncés par une Sana Nasr dont le sourire dentifrice et le brushing 90's est au rendez-vous tous les lundis et jeudis à 19h45, ils représentent l'ultime lueur d'espoir de la plupart des chaumières libanaises. Au fur et à mesure que les boules jaunes, vertes ou bleues tracent leur chemin dans le tube limpide, le bonhomme barre ses chiffres : ce soir, il aura remporté 8 000 livres libanaises. Quelques minutes plus tard, on entendra dans tout le quartier le générique des infos ; mais en versions décalées, selon le fournisseur du dish. Alors on a l'impression que chacune des phrases prononcées par le présentateur ricoche entre les séjours de ces immeubles qui dialoguent les uns avec les autres.

Le journal télévisé rime aussi avec le moment sacré du repas, le tintement cristallin des assiettes qui se préparent. Derrière les rideaux en crochet blanc délavés par le temps, des uniformes pastel roses ou bleus, ceux des employées de maison, s'agitent en cuisine. On réchauffe le ragoût du déjeuner, on cuisine à base de curry chez les concierges indiens ou sri lankais, on improvise un barbecue sur le petit balcon lorsque mars pointe son nez, on tend la main à la fenêtre pour cueillir une feuille de basilic plantée dans un pot Nido rouillé. Après avoir ajusté la sobia (la poêle) l'hiver, le ventilo bruyant l'été, le vieux couple du premier s'attable face à face dans une salle à manger style Louis XVI recouverte d'une housse fleurie dans des tons de rose et jaune. Dans l'appartement d'en face, pendant que cette maman célibataire dresse la nappe verte pour une partie de quatorze sur son balcon vitré, son fils négocie une demi-heure de télévision. Elle poussera un cri qui retentira dans toute de la rue. « Au lit, et range ton bouquin ! » avec, en fond sonore, la voix inimitable d'un Marcel Ghanem dont les costumes, les montres de sport et les débats politiques animent les salons des Libanais tous les jeudis soir.

Avec un peu de chance, on apercevra la voisine du second, alanguie dans son bain de mousse matant le dernier épisode de Orange is the New Black, camouflée derrière ses vitres teintées qui montrent tout ce qu'elle voudrait cacher. Avec un peu plus de chance, on distinguera quelques notes de La Comptine d'un autre été de Yann Tiersen, entonnées par le piano de la fillette studieuse du premier étage de ce building luxueux. Des verres qui trinquent pour célébrer la victoire du PSG chez un groupe de trentenaires adulescents, des éclats de voix chez un couple qui se déchire, le ronflement du gardien qui fantasme sur les bras de Haïfa Wehbé dans son (seul et) dernier film égyptien. Et pourquoi pas, fumant un narghilé sur le trottoir, une quinqua en bigoudis et chemise de nuit, la poitrine confortablement étalée, qui, à la vue de notre regard curieux, proposera d'une voix fluette un « Tfaddal, tante. »

 

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Contrairement aux grandes capitales de ce monde, Beyrouth est une ville dont la nuit se veut à la fois délurée et sporadique, folle et secrète, légendaire mais très absente. Ailleurs, elle vient à nous ; partout, les soirées, les fêtes, les concerts, les événements appellent les noctambules, les arrachent de leurs lits et les entraînent jusqu'aux prémices du petit matin....

commentaires (3)

Beyrouth de fortune de faillite , ou illusions pourquoi as -tu voulu devenir ainsi un vrai fantome ?

Sabbagha Antoine

10 h 38, le 14 mars 2015

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Commentaires (3)

  • Beyrouth de fortune de faillite , ou illusions pourquoi as -tu voulu devenir ainsi un vrai fantome ?

    Sabbagha Antoine

    10 h 38, le 14 mars 2015

  • LA NUIT... CACHE LA SUIE...

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 56, le 14 mars 2015

  • "Et pourquoi pas, fumant un narghilé sur le trottoir, une quinqua en bigoudis et chemise de nuit, la poitrine confortablement étalée, qui, à la vue de notre regard curieux, proposera d'une voix fluette un Tfaddal, tannnte." ! Superbe et très mignon. Yâ harâm yâ Lébnéééne !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    04 h 03, le 14 mars 2015

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