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Nos Lecteurs ont la Parole - Nicole V. HAMOUCHE

Le passage de la honte

Un souvenir marquant de la guerre est le libellé des appels à contribution de L'OLJ. Un seul ?
Je ne suis pas sûre de savoir lequel est le plus marquant et s'il y en a un seul. Des miettes de souvenirs plutôt ; mais l'un peut-être, le plus symbolique de cette fracture que représente la guerre, m'est clairement resté, bien que flou comme presque tout de cette époque.
Nous étions, mon frère et moi, au Collège protestant français, à Beyrouth-Ouest, comme on l'appelait à l'époque. Nous habitions Beyrouth-Est. Nous allions à l'école par la route du port ; j'ai un souvenir amusé des filles de joie à Zaytouné, de mon père qui leur disait bonjour et des chansons de Linda de Souza qui nous accompagnaient – au Portougal, au paych natal. Si mon souvenir est vague en termes d'images, je me souviens cependant en particulier de ce jour, un parmi d'autres où nous avions passé la veille dans l'abri des voisins et où nous traversions à pied le fameux « passage du Musée » pour aller à l'école – peut-être que la route du port n'était alors plus praticable – quand Beyrouth était officiellement divisée en deux. Nous garions la voiture à l'Est et nous parcourions les quelques centaines de mètres de no man's land – là ou paradoxalement tout se passait – sale et poussiéreux qui séparait les deux parties de la ville. Ils semblaient être des kilomètres, car nous marchions à découvert dans ce passage à haut risque où nous étions traqués comme des bêtes. Nous marchions tous ensemble, en groupe, mon père, ma mère et les autres professeurs du Collège protestant qui habitaient à l'Est. L'autocar nous attendait de l'autre côté de Barbir. Nous allions à l'école comme qui allait en expédition.
Quand soudain les balles des francs-tireurs se déchaînèrent sur nous avec nos cartables et la peur dans le dos. Pourquoi se déchaîner sur des cartables et des écoliers blonds ? Le seul souvenir qui m'est resté est celui de la peur et d'une course paniquée, désorientée, pour nous cacher, dans les ruelles internes de Barbir que nous ne connaissions pas puisque nous empruntions toujours le grand axe.
Je me souviens aussi de quelques mots gravés dans ma mémoire, bien qu'il se soit écoulé une trentaine d'années depuis. J'entends Nohad Arbadji, ma prof d'arabe – qui faisait avec nous la traversée tous les jours –, répéter en arabe : « mamar el-aar » ou le « passage de la honte ». Elle nous lisait en classe à haute voix la rédaction d'un de mes amis dans laquelle il parlait de ce passage du Musée qu'il avait ainsi nommé. « Mamar el-aar » ou le passage de la honte. Marwan, qui pourtant habitait Beyrouth-Ouest et qui n'était pas très fort en arabe, avait précisément écrit son sujet de rédaction, « incha' », sur le passage du Musée. Mme Arbadji était époustouflée par la formulation et le ressenti d'un garçon de douze ou treize ans ; de l'intensité et de la lucidité concernant ce « mammar el-aar ». Depuis, Marwan a quitté le Liban et s'est sans doute totalement défait de ce passage à vide, du passage de la honte... Il revient à Beyrouth cependant très régulièrement. Moi, je me suis installée en face du Musée par hasard, ou pas. La mémoire, sournoisement, ne nous aurait pas lâchés.

Un souvenir marquant de la guerre est le libellé des appels à contribution de L'OLJ. Un seul ?Je ne suis pas sûre de savoir lequel est le plus marquant et s'il y en a un seul. Des miettes de souvenirs plutôt ; mais l'un peut-être, le plus symbolique de cette fracture que représente la guerre, m'est clairement resté, bien que flou comme presque tout de cette époque.Nous étions, mon frère...

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