« Pourquoi tant d'hésitation » quand il s'agit du conflit syrien? se demande à juste titre Ziad Majed, politologue libanais et professeur des études du Moyen-Orient à l'Université américaine de Paris. Gouvernements, organisations internationales, partis politiques, intellectuels et médias... Tous se sont lavé les mains à l'instar de Ponce Pilate, face à la révolution contre le régime de Bachar el-Assad. Tous « persistent aussi à fournir justifications et excuses pour ne rien faire qui puisse aider les Syriens à tourner la page de la tyrannie », ajoute l'auteur de Syrie, la révolution orpheline*, son nouvel ouvrage. Les prétextes sont nombreux : complot ourdi par les impérialistes, régime et oppositions se valent « en termes de violence et de barbarie », menace jihadistes, etc. En gros, des événements compliqués qui ont lieu dans un pays compliqué.
Dans son nouveau livre, Ziad Majed tente avec brio d'éclairer le lecteur sur un conflit qui dure depuis trois ans déjà, en revenant sur les causes, les enjeux et les défis de la révolution syrienne, d'un point de vue historique, économique, social, géopolitique, avec plein de notes, de références et de sources qui font de cet opus un manuel complet de la révolution syrienne. « L'idée de ce livre est de montrer que la situation en Syrie n'est pas aussi compliquée qu'on le croit. On peut comprendre », affirme ainsi l'auteur.
À l'occasion de son passage au Salon du livre francophone de Beyrouth pour signer son livre, Ziad Majed a accordé à « L'Orient-Le Jour » l'entretien suivant :
Il y a un fil conducteur à travers tout le livre, c'est, si l'on peut le formuler ainsi, le « mépris » du peuple syrien. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
C'est exactement ça. Si on se demande aujourd'hui pourquoi le peuple syrien ne suscite pas beaucoup de sympathie et de solidarité, même du point de vue humain et humanitaire, je pense que c'est surtout parce que Hafez el-Assad a vraiment réussi à occulter le peuple syrien. La Syrie s'est transformée sous son règne en un État où le peuple n'existe pas, mais qui est capable d'intervenir au Liban, de parler de la cause palestinienne, d'être le médiateur antre les Arabes du Golfe et l'Iran, etc. Le régime Assad a ainsi réussi à effacer le peuple syrien à travers un rôle géostratégique pour que tout le monde s'adresse à lui en tant que médiateur dans les différentes crises régionales, et non pas en tant que dirigeant d'un pays, d'un peuple, d'une société syrienne qu'il a étouffée et dont il a réduit le champ politique en ruine en s'attaquant à la gauche et aux islamistes. Il a ainsi transformé la Syrie en un pays d'individus qui vivent en solitude, qui ne communiquent plus et où la confiance n'existe pas.
Nous sommes restés aujourd'hui dans la même lignée. Beaucoup de politiciens et d'analystes se demandent ce que veulent les Américains, ces Russes, les Iraniens, les Saoudiens, et on oublie encore une fois qu'il y a des millions de Syriens à l'intérieur qui essaient depuis mars 2011 de lever la tête.
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Quelle est selon vous la responsabilité de l'Occident dans tout ce qui se passe actuellement en Syrie ?
Il faut distinguer entre les États-Unis et l'Europe. Vu la proximité géographique, l'histoire méditerranéenne, les Européens connaissent un peu mieux la Syrie. Toutefois, l'opinion publique a un problème avec ses propres dirigeants. Elle ne les croit pas souvent. Elle pense toujours qu'il y a des enjeux cachés, de la corruption, des intérêts secrets. On trouve ainsi une opinion publique attirée beaucoup plus par les théories du complot que par la quête d'un peuple opprimé à se débarrasser d'un dictateur.
Côté gouvernements, les Européens sont divisés, Français et Britanniques étant plus progressistes par rapport à la question syrienne, alors que les Allemands, les Suédois et les Autrichiens sont réticents. Et la position américaine n'a pas aidé à les pousser dans une direction.
Les États-Unis ont été très hésitants dès le début. Le président Obama, qui avait promis de se retirer du Moyen-Orient, ne voulait pas y revenir. Sachant aussi que les mauvaises expériences irakienne et libyenne ont pesé sur la Syrie.
En gros, les Occidentaux ont laissé la situation en Syrie pourrir, alors que depuis 2011, beaucoup disaient que le conflit va se transformer en cauchemar s'il n'y a pas une intervention étrangère, qui n'était pas nécessairement militaire au début.
L'Occident est en partie responsable de ce pourrissement, non pas dans le cadre des théories de complot, mais par son inaction.
Y a-t-il un lien, selon vous, entre le régime syrien et les jihadistes ?
Oui, mais ce lien n'explique pas tout seul le phénomène Daech qui est beaucoup plus compliqué que le travail des renseignements syriens ou autres services secrets.
Au temps de Hafez el-Assad, ce dernier a permis au salafisme quiétiste extrêmement conservateur de se développer en Syrie face à l'islam politique des Frères musulmans qu'il combattait. Et depuis 2003, le régime a intelligemment manipulé l'autre forme de salafisme jihadiste en lui permettant de transiter par la Syrie pour aller créer le chaos en Irak et embarrasser les Américains.
Avec le début de la révolution syrienne, il y a eu des islamistes libérés qui ont rejoint al-Nosra ou le Front islamique. Je ne dis pas que ces éléments sont manipulés par le régime. Loin de là. Mais Assad savait ce qu'il faisait. En connaissant leur capacité de mobilisation, il savait qu'ils seraient tout de suite en concurrence avec l'opposition laïque. Il voulait dire aussi : regardez qui j'ai en face de moi.
Puis il y a eu le débordement irakien. Il ne faut pas aussi oublier qu'il y a eu un phénomène de radicalisation dans les zones férocement bombardées.
(Lire aussi : Le cri d'alarme de Sofia Amara : Face au mutisme occidental, Daech et le régime syrien se renforcent mutuellement)
Mais en fin de compte, tout ce que le régime a prédit s'est réalisé : le chaos, le terrorisme, la persécution des minorités...
Si on lance un mécanisme de violence et de barbarie dans un pays, au bout de trois ans, il n'est ni étonnant ni surprenant de voir émerger un phénomène comme Daech. Si on laisse un régime massacrer sa population impunément, on peut aboutir à une situation de chaos pareil. Le chaos a en fait commencé dès le début avec le slogan : Assad ou nous brûlons le pays. Ils ont brûlé le pays pour maintenir Assad au pouvoir.
D'autre part, l'Iran, les milices chiites irakiennes et le Hezbollah ont provoqué aussi chez une bonne partie des sunnites syriens (et irakiens) une réaction violente parce qu'ils se sont sentis humiliés, à cause notamment d'un vocabulaire chiite agressif.
Je pense que Deach n'est pas une fatalité. C'est un phénomène qui a été construit et qu'on a laissé s'épanouir. Et la barbarie de ces jihadistes ne s'explique pas par les arguments du régime, mais par ce qu'on n'a pas fait pour empêcher cette situation-là de pourrir et d'aller dans cette direction.
Il ne faut pas en outre oublier que les hommes d'Assad ont aussi égorgé, ils ont aussi utilisé les couteaux de la même manière que Daech. Il y a des centaines de morts par torture, il y a 11 000 cadavres, photographiés par le fameux César, morts sous la torture, ou la faim, ou les maladies dans les geôles du régime.
Parlons enfin de l'échec de l'opposition syrienne à s'affirmer.
Il y a quatre facteurs à mon avis. D'abord, la plupart des opposants syriens n'avaient aucune expérience politique. Ils ont découvert la politique en tant que dirigeants. Cela ne leur donne pas une excuse trois ans après. Ensuite, il y a des divergences de fond entre les Frères musulmans (bien organisés), les personnalités de gauche (mal organisées), les opposants de la diaspora et de l'intérieur, etc. Le troisième facteur est le manque de soutien à la révolution, surtout dans sa première phase. Le dernier facteur étant le conflit d'intérêts et les règlements de comptes entre les différents acteurs régionaux.
Je veux enfin dire que parmi les 200 000 morts, les milliers de prisonniers, les millions de déplacés et réfugiés, il y avait un potentiel humain impressionnant, certains ont été assassinés, emprisonnés, ont disparu ou sont tombés dans la clandestinité, et qui auraient pu être des dirigeants de grande qualité.
* Syrie, la révolution orpheline, Ziad Majed, éd. Sindbad/Actes Sud, L'Orient des livres, 2014.
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13 h 22, le 10 novembre 2014