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Moyen Orient et Monde - Éclairage

De la (dé)construction des États-nations depuis les accords de Sykes-Picot...

État islamique, guerre en Syrie, indépendance kurde : Henry Laurens et Jean-Paul Chagnollaud répondent aux questions de « L'Orient-Le Jour ».

Un drapeau de l’État islamique flottant sur un mur de sable entre l’Irak et la Syrie, détruit par les jihadistes en juin, qui ont juré de détruire les frontières Sykes-Picot. Photo tirée d’un compte Twitter de l’EI

Sykes-Picot. Voilà un nom hautement symbolique qui suscite de nombreux fantasmes dans le monde arabe depuis bientôt un siècle. Voilà un nom qui a la particularité d'être automatiquement assimilé à une histoire qui dépasse pourtant très largement son ampleur initiale. Voilà un nom qui matérialise une période de rupture dans la région du Proche-Orient, entre des siècles de domination ottomane et une entrée brutale et instrumentalisée dans l'ère de modernité. Une entrée des plus difficile pour le Proche-Orient arabe qui devait, et doit toujours, porter le poids d'un double héritage extérieur : celui du tracé des frontières par les puissances coloniales européennes et celui du système communautaire organisé par la puissance coloniale ottomane.

La question de la construction des identités nationales a été au cœur de la pensée politique dans le monde arabe depuis la chute de l'Empire ottoman. Ne reconnaissant pas d'identités nationales à part celle de l'Empire, la Grande Porte établissait pourtant un système communautaire pour organiser la vie sociale qui prenait le nom de millet. Cela encourageait donc le sentiment d'appartenance à une communauté, bien que les tendances minoritaires de l'islam, à savoir les chiites, les alaouites, les druzes, demeuraient sous la tutelle sunnite. La chute de l'Empire a donc entraîné un choc traumatique qui remit en question le fonctionnement de l'ensemble de ces sociétés et les a poussées dans la modernité après plusieurs siècles de léthargie politique. Il serait incorrect de nier le fait que ces sociétés ont très largement évolué depuis le début du siècle, mais pourtant la question de la construction des identités nationales reste centrale et pourtant malheureusement irrésolue.

(Pour mémoire : L'avenir de la Syrie, le commentaire de Christopher Hill)

Pire encore, aujourd'hui les États-nations fabriqués il y a bientôt un siècle sont menacés dans leur existence même par l'offensive fulgurante des jihadistes de l'État islamique (EI), par le prolongement de la guerre civile syrienne, ainsi que par les exacerbations communautaires et les velléités d'indépendance de certains peuples comme les Kurdes. Les frontières sont devenues tellement poreuses entre la Syrie et l'Irak qu'il est plausible de se poser la question suivante : le monde arabe est-il rentré dans l'ère post-Sykes-Picot ?

Pour répondre à cela, et, au-delà, à toutes ces interrogations qui se multiplient aujourd'hui tant dans la région qu'en Occident, L'Orient-Le Jour a interrogé Henry Laurens, professeur au Collège de France et agrégé d'histoire, et Jean-Paul Chagnollaud, professeur des universités en sciences politiques et directeur de l'iReMMO. Ce dernier vient de publier un ouvrage, en collaboration avec Pierre Blanc, Violence et politique au Moyen-Orient, où il propose une réflexion synthétique sur la question du déni politique et de l'illégitimité de la violence dans la construction des États-nations depuis le début du siècle.

Mossoul sous influence française

Afin d'appréhender les enjeux de l'héritage de Sykes-Picot, il semble essentiel de redéfinir ce qui s'est réellement joué durant cette période. Les grandes puissances se sont-elles réellement partagé le Proche-Orient arabe ? La carte des accords de Sykes-Picot correspond-elle aux tracés des frontières actuelles ?

« Sykes-Picot correspond tout d'abord à un échange de lettres entre le directeur du Foreign office, sir Edward Grey, et l'ambassadeur français à Londres Paul Cambon », rappelle M. Laurens. Ces lettres aboutiront à un accord franco-britannique conclu par Mark Sykes et François-Georges Picot. « En réalité, l'accord est beaucoup plus complexe qu'on a coutume de le présenter », précise-t-il. Sykes Picot définit essentiellement des zones d'influence. La carte souvent présentée comme correspondant à Sykes-Picot est en fait approuvée en 1920 lors des accords de San Rémo, dit-il. « Lors des accords de Sykes-Picot, il avait été décidé que la Palestine serait internationalisée. Quant à la ville de Mossoul, elle devait se trouver en Syrie, donc sous l'influence française », ajoute M. Laurens. Les frontières ont été tracées au bon vouloir des grandes puissances de l'époque et selon leurs intérêts stratégiques. « Concernant la Palestine, les frontières ont été tracées à partir d'une référence biblique », rapporte-t-il à titre d'exemple. Les Arabes étaient invités à San Rémo, mais ils ont préféré décliner l'invitation.

(Pour mémoire : Les trois calendriers du Proche-Orient, le commentaire de Volker Perthes)

À l'époque, les identités politiques sont faibles, d'après l'historien, et il faudra attendre 1918-1920 pour commencer à entendre parler de la nation arabe syrienne et 1921 pour la nation arabe palestinienne. « Cette dernière s'est essentiellement construite en opposition avec le danger sioniste », note encore M. Laurens. Pour sa part, M. Chagnollaud considère qu'il est essentiel de comprendre où en étaient les processus de construction des identités nationales à l'époque pour expliquer l'instabilité actuelle de cette région. « Après la chute de l'Empire ottoman, les musulmans ont repris le système d'organisation des non-musulmans au XIXe siècle, en remplaçant le rôle du patriarche par celui du mufti », explique Henry Laurens.

En d'autres termes, le mufti, devenant la seule autorité charismatique restante, détient alors, dans le même temps, le pouvoir politique et le pouvoir religieux. Cette confusion des deux pouvoirs en deux autorités a favorisé l'affaiblissement des identités nationales concurrencées d'une part par le projet nationaliste arabe et d'autre part par le particularisme communautaire des populations de ces États. En termes concrets, ces deux représentations se matérialiseront politiquement au travers de la lutte politique entre deux idéologies, à savoir le nationalisme arabe et l'islamisme.

Les Kurdes, grands oubliés...

Selon Jean-Paul Chagnollaud, les violences territoriales issues de l'imposition des frontières qui ne correspondaient pas à la réalité sociale de l'époque se sont transformées en violences idéologiques. « Au départ, il était difficile de distinguer l'islamisme de l'arabisme. On parlait plutôt d'arabo-islamisme », explique M. Laurens, ajoutant que ce n'est qu'à partir de l'entre deux guerres que les deux ont pu être nettement distingués, et ce n'est que dans les années 1950, après la prise du pouvoir de Gamal Abdel Nasser, que les deux mouvements vont s'affronter. Leur opposition va renforcer leurs radicalisations respectives et contrarier encore davantage la naissance des États-nations dans la région. « Est-ce que vous vous sentez plus proches des musulmans d'Indonésie que des chrétiens d'Orient ? demandaient les arabistes aux islamistes », rapporte M. Laurens. Concurrencés par deux projets, l'un panislamiste et l'autre panarabiste, la construction des États-nations était déjà assez difficile en soi. Mais pour rendre compte de toute la complexité de l'époque, il faut nécessairement évoquer l'interaction d'une troisième idéologie vindicative pour le monde arabe : le sionisme.

(Pour mémoire : Le grand échiquier moyen-oriental : chronique annoncée d'un désastre ?)

Au regard de la violence respective de ces trois idéologiques, il est possible de comprendre pourquoi jusqu'aujourd'hui la dialectique du rapport de l'État à la nation n'a pas trouvé de réponse adéquate. « Les Kurdes, grands oubliés des accords de Sykes-Picot, pourraient profiter de la conjoncture actuelle », avance M. Laurens. « Je ne crois pas à l'effacement des frontières tracées par Sykes-Picot, mais il faudra des années pour stabiliser la région après ces terribles conflits. D'autant plus qu'actuellement, je ne vois pas quelle pourrait être la solution à la guerre syrienne et à la question des réfugiés », analyse M. Laurens. Selon lui, les populations sont face à un dilemme tragique : soit elles acceptent de vivre sous un système criminel pour obtenir une protection et une stabilité, soit ils mènent une révolution qui se transforme en une guerre entre les défenseurs du système et les contestataires (cas syrien) ou à une guerre entre les différentes factions qui ont mené la révolution (cas libyen). « On ne peut pas reprocher aux révoltes la violence qui est le fondement des régimes contre lesquels elles se soulèvent », note toutefois M. Laurens. Pour sa part, M.Chagnollaud dresse un bilan plus sombre : « L'espace Sykes-Picot est en lambeaux aujourd'hui. Les frontières sont poreuses, voire inexistantes. »


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Sykes-Picot. Voilà un nom hautement symbolique qui suscite de nombreux fantasmes dans le monde arabe depuis bientôt un siècle. Voilà un nom qui a la particularité d'être automatiquement assimilé à une histoire qui dépasse pourtant très largement son ampleur initiale. Voilà un nom qui matérialise une période de rupture dans la région du Proche-Orient, entre des siècles de domination...

commentaires (5)

Quelle Massekharrah-mascarade.... "États-nations", äâl "États-nations" äâl !

ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

17 h 14, le 05 novembre 2014

Tous les commentaires

Commentaires (5)

  • Quelle Massekharrah-mascarade.... "États-nations", äâl "États-nations" äâl !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    17 h 14, le 05 novembre 2014

  • À CAUSES D'IMPARDONNABLES ERREURS, JE RÉPÈTE MA RÉACTION : RÉVEIL DES SENTIMENTS TRIBAUX CHEZ LES ABRUTIS ORIENTAUX... INCITATION AUX RIVALITÉS ET AUX HAINES... RE-DESSIN DES FRONTIÈRES DU NOUVEAU (MOYEN-ÂGEUX) MOYEN ORIENT... LE TOUT EXÉCUTÉ PAR SES HABITANTS MÊMES... ET LES NATAN-YAHOO... SE SENTIRONT EN SÉCURITÉ ! MERCI.

    LA LIBRE EXPRESSION

    12 h 29, le 05 novembre 2014

  • RÉVEILLEMENT DES SENTIMENTS TRIBAUX CHEZ LES ABRUTIS ORIENTAUX... RANIMATION DES RIVALITÉS ET DES HAINES... REDESSINATION DES FRONTIÈRES DU NOUVEAU ( MOYEN-ÂGEUX ) MOYEN ORIENT... LE TOUT EXÉCUTÉ PAR SES HABITANTS MÊMES ... ET LES NATAN-YAHOO... SE SENTIRONT EN SÉCURITÉ !

    LA LIBRE EXPRESSION

    13 h 56, le 04 novembre 2014

  • Quelle "conStruction" ? Mais ils étaient déjà branlants dès le début !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    15 h 09, le 03 novembre 2014

  • Adieu Sykes-Picot bonjour tribus arabes ou micros Etats qui sont entrain de voir le jour entre la Syrie, Turquie et Irak.

    Sabbagha Antoine

    10 h 33, le 03 novembre 2014

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