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Nos Lecteurs ont la Parole - Souha TARRAF

La fête, comme un défi à la mort

Au bruit des bombardements syriens sur Ersal et ailleurs du côté de la frontière nord du Liban, sous la menace des frappes israéliennes qui se rapprochent de la frontière orientale et méridionale du Liban, à la lecture des souffrances indicibles des femmes et des familles de Syrie (reportage capital d'Annick Cojean dans Le Monde)... j'essaie de rester concentrée sur l'actualité sociale libanaise. En demandant à mes anciens collègues du monde de la recherche d'essayer de comprendre le changement (dans mon engagement) d'écriture : dans un pays ballotté comme jamais et soumis à des tensions sociales, économiques, politiques, religieuses et culturelles extrêmes (je résume !), je ne sais plus prendre le temps de la réflexion, de la référence (et de la déférence) : en un sens, mon rapport à l'autre a été modifié, je vis avec les gens, comme eux, par eux. J'écris donc comme eux – et pour eux, je n'essaie plus d'expliquer (pour d'autres). En français, oui, c'est là mon meilleur outil de communication, même si je pense sûrement en deux, ou trois, ou quatre langues... comme pas mal de Libanais en ce monde.
En ces temps si sombres, parés d'une épaisse couche officielle de (fausse) moralité et de (fausse) vertu, la date du 8 mars en hommage aux femmes dans le monde est symbolique, elle est primordiale au Liban cette année où augmentent les informations sur les souffrances des femmes, qui meurent sous les coups de leurs compagnons. Et sur les très jeunes filles qui sont mariées de force, sourire innocent aux lèvres ; ou encore, sur le viol de femmes par leurs maris... un acte juridiquement et officiellement non reconnu par Mme Berry.
Que se passe-t-il donc au « pays du lait et du miel » ? Et pourquoi le photoshoot d'il y a trois ans pour les besoins d'un calendrier au Danemark – comme le font beaucoup de sportifs – d'une jeune skieuse libanaise est-il « révélé » comme une faute gravissime en pleins Jeux olympiques (où la jeune Jackie Chamoun représentait le Liban) ? Et surtout, plus important, pourquoi la campagne pour supporter
« Jackie » est-elle couverte par certains de l'opprobre moralisateur du « haram » ? Au nom de la cause des femmes, bien évidemment.
J'ai écrit cette lettre ci-après en guise de réponse au texte de Léa Maalouf Moubarak « #StripforLebanon » (paru dans L'Orient-Le Jour du 3 mars 2014, page Opinions) :

Madame,
Comme vous, je suis libanaise, de « pure souche » (parce qu'il y en aurait de mauvaises ?), de « sang » (et d'âme surtout)... Je vis au Liban depuis dix-neuf ans après avoir vécu au Sénégal (jusqu'à mes 18 ans) et en France (durant douze ans) –, je suis riche de trois pays, trois cultures, trois manières d'« être au monde », voilà pour les présentations générales.
Vous dites vivre ou ressentir une « fracture avec le pays d'origine » ? Qui n'en ressent pas, qui n'en a pas vécu, des blessures et des fractures avec son pays ? Vous vous désintéressez de la politique libanaise ?
Vous en êtes bien aise, vous en avez la chance puisque vous vivez à l'extérieur du pays, de ses conflits, de ses « tabous sociaux » et de son « communautarisme insensé » comme vous l'écrivez. Non pas que je vous envie de vivre à l'extérieur. Non, comme beaucoup de mes/nos compatriotes, j'ai peur de ne plus savoir vivre loin du pays et de sa chaleur – malgré tout devenue libano-dépendante comme tant d'autres, je vis le pays « entre amour et haine » (1). Mais je le vis !
Vous ne suivez pas « notre » actualité, nos infos épuisantes pour les nerfs, c'est un choix qui vous revient. Nous-mêmes, nous autres « les inside », nous avons un mal fou à suivre, à écouter les infos locales, nous nous évadons dès que nous pouvons via Facebook, les blogs, les réseaux sociaux, les films, la musique, les livres... Même si c'est le plus souvent pour nous retrouver entre nous, inside/outside toutes les frontières. Parce que le pays, nous n'y pouvons rien, il est nous. Il est en nous. Il nous déchire chaque jour, il nous tue chaque jour. Mais c'est de l'amour-haine, que faire ? Fuir ?
Il nous rejoindra.
Nous avons stripé pour Jackie ? Oui, évidemment. Et alors ? Haram ?
Nous avons communiqué, aussi, beaucoup, et communié pour Manal, pour Roula, pour Christelle et toutes celles qui souffrent et meurent sous les coups sauvages de leurs compagnons. Et nous n'avons pas oublié Roula el-Hélou, la journaliste qui s'est vu refuser le droit d'embarquer en avion parce qu'elle est sur une chaise roulante.
Nous, « rien à foutre de l'insécurité dans laquelle baigne (le) pays, (le) peuple ? » Nous, nous continuons – volontiers, vous croyez ? – de « plonger dans une corruption, au cœur d'une société en manque de valeur humaine, culturelle et intellectuelle » ?
Mieux vaut se laisser à « en rire de peur d'être obligée d'en pleurer » – avec l'ami Gainsbourg...
« L'être humain est cher » sur votre « terre inconnue » ?
Il l'est tout autant en terre libanaise par-delà l'actualité rouge sang. Parce que par principe de vie. Et parce que par principe de mort ; celle avec laquelle nous (ré)apprenons à cohabiter, que nous le voulions ou non.
Voici la leçon que j'ai dû douloureusement m'enfoncer dans la tête au Liban : nous autres, les civils, les gens d'en bas, personne ne nous demande notre avis. Sauf pour la forme, lors des élections, truquées, arrangées, préfabriquées.
La seule fois où dans son histoire récente le Liban a connu un véritable soulèvement civil de grande ampleur, c'était le 14 mars 2005. Les hommes politiques ont eu peur de nous, les centaines de milliers de civils dans la rue. Le 15 mars, notre communion en chrétiens et musulmans était condamnée. Le 2 juin, Samir Kassir a été tué (il avait un livre de Nietzsche à ses côtés). D'autres l'ont suivi dans la mort brutale.
Attentats à Bir Hassan et ailleurs à Dahieh ? Attentats à Hermel ? Attentats à Beyrouth (Mohammad Chatah, tué en pleine période de fêtes de fin d'année, de même que Mohammad Chaar) ? Attentat dans Tripoli (23 août 2013, des dizaines de morts, des centaines de blessés) ?
Oui, nous avons manifesté, communiqué, communié. Et puis nous avons continué à vivre, à faire la fête, à aimer, travailler, parler, étudier, écrire, chanter et puis lire. Parce que la vie doit continuer. Nous avons des parents, des enfants, des amis, des voisins, ce qui s'appelle une société à continuer à faire vivre, même dans la souffrance, même sans courant électrique, eau, Internet, routes et autoroutes, et conducteurs « convenables ». C'est ça, notre vie, plus ou moins « convenable », plus ou moins « supportable ».
Que faire d'autre ? Se tuer ? Partir ? Se boucher les oreilles de l'actualité ? Mais elle est en nous ! Elle nous tue, nous sommes cette actualité, nous sommes tous et toutes des Manal Assi, Roula Yaacoub, Christelle... Et aussi les Mohammad Chatah, Mohammad Chaar, Maria Jawhari, Ali Khadra, Malak Zahoui et tous les autres qui sont morts. Parce que au mauvais endroit, à la mauvaise seconde. Malchance.
Au Liban, nous faisons la nique à la mort, oui nous jouons, nous faisons des slaloms avec la mort. Nous faisons la fête entre deux attentats. Nous stripons ainsi pour le Liban, pour nous.
Rendez-vous ce samedi 8 mars à Beyrouth, il y a une belle manif au nom des femmes et de toutes leurs « causes », yalla !
Et à ceux qui appellent « la femme libanaise » – ou bien « une certaine femme » (?) – à ne plus accepter d'être une femme objet « pour lui souligner que la responsabilité de sa condition n'incombe pas à l'homme, à la société, à la religion, à la grammaire, à la culture, aux us et coutumes uniquement, mais à elle-même » (Ronald Barakat, dans Opinions, L'Orient-Le Jour, 5 mars 2014)... ufff, quelle lourde responsabilité à porter pour cette femme-piédestal. Yalla! Même lieu, même rendez-vous à Beyrouth. Et à la même adresse.

Souha TARRAF

(1) « Entre amour et haine », titre d'un texte de Bélinda Ibrahim qui dit de la plus belle des façons notre « être libanais(e) au Liban » dans le collectif « Liban, des mots entre les maux », éditions Riveneuve continents (automne 2009, n° 9).

Au bruit des bombardements syriens sur Ersal et ailleurs du côté de la frontière nord du Liban, sous la menace des frappes israéliennes qui se rapprochent de la frontière orientale et méridionale du Liban, à la lecture des souffrances indicibles des femmes et des familles de Syrie (reportage capital d'Annick Cojean dans Le Monde)... j'essaie de rester concentrée sur...

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