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Moyen Orient et Monde - Peter SINGER

Qui aura le dernier mot en Ukraine ?

L'année dernière, lorsque le ministre polonais des Affaires étrangères Radosław Sikorski s'est rendu à Kiev, ses homologues ukrainiens se sont moqués de lui parce qu'il portait au poignet une montre japonaise bon marché. Plusieurs ministres ukrainiens arboraient des montres à plus de 30 000 dollars. Dans un article que j'avais rédigé sur l'incident, j'avais fait remarquer que les montres à quartz faisaient ce que l'on attend d'une montre – donner l'heure avec précision – mieux que les montres mécaniques « de prestige » qui coûtent plus de cent fois plus cher.
Sikorski a eu le dernier mot. Ceux qui l'avaient ridiculisé ont été promptement congédiés par le Parlement ukrainien à la suite de la fuite du président Viktor Ianoukovitch. Et ces montres de luxe n'étaient pas non plus étrangères au destin de Ianoukovitch et de ses comparses.
La corruption est un aspect essentiel de la révolution ukrainienne, comme de nombreux soulèvements populaires, y compris la révolution tunisienne contre le président Zine el-Abidine Ben Ali, qui fut à l'origine du printemps arabe, ou la « révolution du pouvoir du peuple » aux Philippines, qui renversa le président Ferdinand Marcos en 1986.
Dans chacun de ces cas, le renversement du dirigeant corrompu fut l'occasion de révélations sur son fastueux style de vie mené aux dépens de son peuple, pour une grande part désespérément pauvre. Ianoukovitch, nous le savons maintenant, possédait un zoo privé, son propre restaurant en forme de navire de pirate, et une collection de voitures anciennes et contemporaines.
Un document récupéré après sa fuite montre que Ianoukovitch a payé 1,7 million d'euros (2,3 millions de dollars) à une entreprise allemande pour un décor en bois destiné à sa salle à manger et à son salon de thé. En Tunisie, parmi les extravagances notoires de la famille et de l'entourage de Ben Ali, on note un tigre en cage et l'usage d'un jet privé pour faire venir des crèmes glacées depuis Saint-Tropez. Et pour ce qui est des Marcos, qui peut oublier les 3 000 paires de chaussures de sa femme Imelda ?
Un visiteur qui s'est rendu sur le domaine de Ianoukovitch a déclaré au New York Times que tout avait été volé au peuple. La même colère était perceptible lorsque Ben Ali et Marcos ont été renversés, et que les gens ordinaires ont pu constater les conditions de vie de leurs dirigeants. Mais même si on a pu rapidement voir apparaître dans l'une des salles de bains en marbre de Ben Ali le slogan « Les riches s'enrichissent et les pauvres s'appauvrissent », le problème ne se cantonne pas à une question d'inégalité économique.
On peut sans doute prétendre que l'inégalité des revenus se justifie parce qu'elle incite les entrepreneurs à fournir des biens et des services qui sont meilleurs ou plus économiques que les biens ou les services fournis par d'autres, et que cette concurrence bénéficie à tous. Par contre, il n'est certainement pas recevable de prétendre que les dirigeants politiques devraient avoir le droit d'acquérir une immense fortune personnelle par corruption ou en distribuant les ressources publiques à leurs famille et entourage.
Ce serait voler le peuple. En outre, l'impact dépasse largement la simple valeur des biens volés. Dans les câbles rendus publics par WikiLeaks, Robert Godec, ambassadeur américain en Tunisie avant la révolution, avertissait déjà que le niveau de corruption sous le régime de Ben Ali et de son entourage dissuadait les investissements et contribuait donc au chômage élevé du pays. Il est probable qu'une Ukraine moins corrompue aurait aussi été plus prospère.
Dans ce type de situations, la colère de l'opinion est facile à comprendre et entièrement justifiable. Il est par contre plus difficile d'expliquer pourquoi certains dirigeants politiques se comportent si mal. Devenir président de son pays est une réussite extraordinaire. Comment peut-on imaginer que le mieux que l'on puisse faire avec cette réussite est de poursuivre son propre enrichissement personnel ?
La citation si souvent répétée de George Santayana – « Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter » – est aussi valable pour Ianoukovitch. A-t-il vraiment oublié ce qu'il est advenu à Ben Ali et au couple Marcos ? N'était-il pas évident qu'amasser illégalement une immense fortune personnelle augmenterait la probabilité d'être renversé et de passer le reste de son existence en prison ou, au mieux, en exil ?
Même si Ianoukovitch était mort au pouvoir à un âge très avancé, ses excès auraient fini par être connus et auraient terni toute réputation favorable qu'il aurait pu avoir. Ne se souciait-il donc pas de l'héritage qu'il laisserait derrière lui ?
Il y a quelque chose d'encore plus important que sa propre réputation. Un dirigeant politique a plus d'opportunités que quiconque d'aider les gens, et cela aurait dû constituer sa plus grande priorité.
Mais même si Ianoukovitch ne pensait surtout qu'à ses propres intérêts, sa quête d'enrichissement personnel était irrationnelle. Imaginez qu'il se soit posé la question de savoir ce qui le rendrait plus heureux. Imaginez que, réfléchissant à la chose, il ait comparé l'alternative d'une vie fastueuse (avec un zoo et un restaurant-bateau de pirates privés) à celle d'une vie confortable grâce au salaire substantiel auquel il a droit tout en gouvernant avec intégrité et en faisant de son mieux pour améliorer l'existence de ses concitoyens ukrainiens. Quel que soit le degré d'intérêt personnel d'un individu, je trouve inconcevable que quiconque possédant un minimum de bon sens et réfléchissant à ses alternatives puisse opter pour le choix retenu par Ianoukovitch.
Il reste désormais l'espoir qu'au mois de mai, le peuple ukrainien ait l'opportunité d'élire un nouveau dirigeant. Mais comment peuvent-ils éviter d'élire encore un homme politique dont les priorités seraient aussi trompeuses que celles de Ianoukovitch? Je suggère le test suivant : regardez la montre du candidat. Si elle coûte plus de 500 dollars, votez pour quelqu'un d'autre.
Ce test ne permettra pas de sélectionner le meilleur candidat, mais il aura au moins le mérite d'éliminer certains autres dont les priorités ne seraient jamais celles d'un honnête homme politique.

Traduit de l'anglais par Frédérique Destribats
© Project Syndicate, 2014.

Peter Singer est professeur en bioéthique à l'Université Princeton et professeur émérite à l'Université de Melbourne.

L'année dernière, lorsque le ministre polonais des Affaires étrangères Radosław Sikorski s'est rendu à Kiev, ses homologues ukrainiens se sont moqués de lui parce qu'il portait au poignet une montre japonaise bon marché. Plusieurs ministres ukrainiens arboraient des montres à plus de 30 000 dollars. Dans un article que j'avais rédigé sur l'incident, j'avais fait remarquer que les...

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