Il y a ceux qui savent mais qui vivent cachés ou bien protégés, ceux qui narguent la justice et pétaradent forts de leur impunité ; il y a ceux qui savaient et qui ont été réduits au silence, qu'on a aidés à passer de vie à trépas, et ceux-là sont bien nombreux ; et il y a enfin ceux qui ont des preuves, une intime conviction et qui attendent que le tribunal international leur rende justice, révèle l'identité de tous les exécutants, de tous les commanditaires du crime.
Jamais procès n'a été accompagné d'autant d'assassinats, d'attentats meurtriers et de messages piégés, jamais procès n'a été soumis à autant d'intimidations et de tentatives de manipulation. À La Haye, on discute, on dissèque les documents, on avance des preuves ; au Liban, on continue d'assassiner, de fabriquer des voitures piégées, d'entretenir la peur du lendemain. À La Haye, on se lance dans la recherche de la vérité, on trace le chemin menant à la rédemption; au Liban, des cerveaux malades multiplient les crimes pour en banaliser l'impact, sanctifient quasiment l'horreur pour étouffer toute velléité de révolte.
Bien avant son assassinat, en cette terrible journée du 14 février 2005, Rafic Hariri caressait toujours l'espoir de replacer Beyrouth sur l'échiquier des capitales internationales florissantes, une place perdue au fil des années de guerre, des règlements de comptes entre milices antagonistes. Il rêvait d'une ville qui récupérerait les atouts et les atours cédés sous la contrainte à Dubaï, Abou Dhabi et Doha, il esquissait déjà les traits d'une capitale qui n'aurait rien à envier à Singapour, qui serait au premier rang le jour où la paix s'installerait au Moyen-Orient.
Rafic Hariri a été assassiné, ses rêves ont été pulvérisés, écrabouillés sous des tonnes d'explosifs et le Singapour fantasmé a cédé la place à un Hanoi ressuscité, réimplanté sur les rives de la Méditerranée par le Hezbollah. Un parti qui ne veut pas comprendre que les Israéliens ont vraiment quitté le Liban en l'an 2000 avec armes et bagages, et qui ne réalise toujours pas que les calculs catastrophiques de juillet 2006 ont enfoncé encore plus le Liban dans les ténèbres de l'inconséquence. Un Hezbollah qui n'arrête pas de récidiver et qui a ajouté à son agenda glorieux l'implication désastreuse de ses miliciens dans la guerre civile syrienne, avec pour conséquence la montée en puissance des fous de Dieu venus en découdre avec lui sur la scène libanaise.
Hier Beyrouth, aujourd'hui Dubaï, Abou Dhabi, Doha et, demain, tenez-vous bien, Erbil, dans le Kurdistan irakien, proclamé dès maintenant capitale touristique du monde arabe pour 2014... Hier Beyrouth était consacrée centre culturel de tout le Moyen-Orient, aujourd'hui la capitale libanaise pleure sa splendeur passée et les Émirats arabes unis et le Qatar deviennent les récipiendaires chouchoutés de tous les trésors entreposés dans les musées européens.
Dans sa tombe Rafic Hariri, perplexe, voit défiler des images pour le moins contradictoires : un procès qui démarre à La Haye pour faire surgir la vérité, pour mettre un terme à l'impunité, des juges qui nomment les accusés mais ne ciblent pas leur appartenance au parti de Hassan Nasrallah, un régime syrien tout aussi assassin que par le passé, toujours commanditaire de forfaits innommables et un gouvernement en gestation auquel participerait le Hezbollah... avec l'assentiment de Saad Hariri.
Dans sa tombe Rafic Hariri se pose beaucoup de questions mais ne perd toujours pas espoir... Le tribunal international, après tout, est loin d'avoir dit son dernier mot.
L'espoir trompé guérit rarement.Beyrouth, Hanoi, Erbil une vie humaine qui commence de l'autre côté du désespoir.
11 h 48, le 20 janvier 2014