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À La Une - Histoire

Il y a 67 ans, André Gide cueillait à Afka les anémones d'Adonis

En 1946, André Gide est venu au Liban.

La tenue du Salon du livre francophone – manifestation traditionnelle de haute portée culturelle et politique – constitue une opportunité de rappeler qu’au cours des XIXe et XXe siècles, nombre de grands écrivains français ont visité le Liban, relevant dans leurs écrits le témoignage significatif de leur rencontre avec cette société libanaise constamment aux prises avec les tourments de l’histoire. Au nombre de ceux-ci, le voyage d’André Gide au Liban en 1946 reste singulier pour deux raisons. La première, c’est que Gide lui-même qui a tenu son « Journal » de 1889 à 1949 n’en parle pas. La seconde, c’est qu’il est le seul de tous ces écrivains dont les interventions ont donné lieu à une publication spéciale intitulée « Souvenirs littéraires et problèmes actuels », avec deux présentations de Gabriel Bounoure inaugurant la collection de l’École supérieure des lettres de Beyrouth, texte qui ne sera repris qu’en 2001 par Pierre Masson dans Souvenirs et voyages d’André Gide dans La Pléiade.


Ainsi donc, le 1er avril 1946, André Gide, dès son arrivée à Beyrouth, prononce à Radio Liban une allocution courte mais bien significative de sa démarche et de son style. « Bien que n’étant nullement qualifié pour parler au nom de la France et sachant que ce que je m’apprête à dire n’engage que ma propre responsabilité, je sens pourtant que c’est en tant que représentant des lettres françaises que j’inaugure cette nouvelle série d’émissions... Ce que la culture française a pu apporter au Liban a déjà été mis en lumière. Je voudrais plutôt éclairer l’autre côté de la question de nos relations culturelles. Notre culture, en plus de chefs-d’œuvre qu’elle a produits, est une incomparable école de critique, et c’est par là qu’elle nous instruit ; c’est pour cela surtout qu’on l’aime et qu’elle est digne d’être aimée. Dans les deux sens du mot, l’amitié d’un pays nous oblige. Il nous faut la mériter sans cesse à neuf ; ne pas nous contenter du passé, si beau qu’il puisse être, mais bien y trouver une invite constante à donner et présenter de nous le meilleur. »

 

 

 

André Gide. Archives AFP


Mais c’est le 12 avril 1946, au cinéma Roxy, sur la place des Canons, dans une salle comble que, sous le titre « Souvenirs littéraires et problèmes actuels », Gide devait prononcer une longue conférence de cette haute teneur culturelle comme les écrivains français de cette époque, héritiers d’une longue tradition culturelle même controversée, étaient capables.
« De me trouver parmi vous, Libanais, d’où vient que mon émotion soit si vive? C’est que je sens, de toutes parts, ici, combien le Liban participe à notre culture. Et rien de plus naturel, car notre culture a pris élan sur votre passé. Et, comme il advient dans cette sorte d’échanges mystiques, l’on ne distingue dès lors plus bien ce que la France doit au Liban ou ce que le Liban doit à la France. Plus abondants que sur aucune autre terre sans doute, reviennent ici des souvenirs profanes, sacrés ou mythologiques – dans lesquels nous pouvons communier –, souvenirs anciens ou récents qui habitent à la fois mon esprit et mon cœur. Tout me requiert ici : la beauté d’une terre antique, que le printemps pare d’une jeunesse nouvelle; la gentillesse de votre accueil; l’empressement que vous marquez à venir m’entendre... » Cela dit, Gide commence par égrener ses souvenirs littéraires : « Dès l’âge de 18 ans, un jeune homme se propose d’écrire. On lui a dit en classe et il se persuade que, bien écrire, c’est d’abord bien sentir, bien penser. » Et Gide de rappeler ses amitiés dont Pierre Louÿs, camarade de classe, Mallarmé dont il rappelle l’accueil, la demeure et la famille, Barrès, « le premier à remarquer mon premier livre », mais avec qui ses relations ne se prolongèrent pas très longtemps,la création de la Nouvelle revue française (NRF), Henri Massis, Maurras, Valéry, Mauriac...


Et Gide de constater: «Car ce qui fait la grandeur, la valeur, le bienfait de notre culture française, c’est qu’elle n’est pas d’intérêt local... Elle est générale, humaine, susceptible de toucher les peuples les plus divers ; et comme, en elle, tout humain peut apprendre à se connaître, peut se reconnaître et communier, elle travaille non à la division et à l’opposition, mais à la conciliation et à l’entente. La pensée française en tout temps de son développement, de son histoire, présente à notre attention un dialogue, digne entre tous d’occuper et notre esprit et notre cœur... »


André Gide, en visite au Liban juste avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, ne peut s’empêcher de rappeler le sacrifice de toute une génération car « la guerre, pour ses hécatombes, choisit les meilleurs qui sont les premiers à se dévouer, à s’offrir. Elle opère une sorte de sélection à rebours et écrème l’élite d’un pays. Hier, il fallut des combattants hardis ; il faut aujourd’hui des architectes. Je sais bien qu’ici, je ne suis pas en France, mais au Liban, bien que resté distant du flot d’horreurs qui submergea longtemps l’Europe presque entière, laquelle n’en a pas moins souffert, et gravement, des contre-coups et sursauts derniers de la guerre. Je pense du reste qu’il n’est pas un pays, si préservé qu’il ait pu l’être, si éloigné des champs de bataille, qui ne soit plus ou moins atteint par l’ombre des nouveaux problèmes ; aucun peuple qui ne se sente quelque peu solidaire, aucune jeunesse pensante qui ne se pose d’inquiètes et graves questions. En un temps où je sens un si grand péril, si assiégé de tous côtés, ce qui fait la valeur de l’homme, son honneur et sa dignité, ce pour quoi nous vivons, ce qui fait notre raison de vivre, c’est précisément de savoir que, parmi les jeunes gens, il en est quelques-uns – et fussent-ils en très petit nombre, et de quelque pays que ce soit – qui ne se reposent pas, qui maintiennent intacte leur intégrité morale et intellectuelle et protestent contre tout mot d’ordre totalitaire et toute entreprise qui prétend incliner, subordonner, assujettir la pensée, réduire l’âme. C’est de savoir qu’ils sont là, ces jeunes gens, qu’ils sont vivants, eux, le sel de la terre, c’est là précisément ce qui nous maintient, nous les aînés, en confiance ; c’est là ce qui me permet à moi, si vieux déjà et si près de quitter la vie, de ne pas mourir désespéré. Je crois à la vertu des petits peuples. Je crois à la vertu du petit nombre. Le monde sera sauvé par quelques-uns ».

 

 


Parlant de cette visite, Gabriel Bounoure, qui avait accompagné Gide durant son séjour et préfacé le fascicule publié par l’École supérieure des lettres, devait écrire plus tard(1) : « Quand Gide était venu à Beyrouth en 1946, il avait étonné et séduit tout le monde par sa simplicité et son naturel. On s’était attendu à voir un auteur, un pontife, un pape de la littérature, et l’on avait trouvé un homme. Un air de jeunesse et même d’ingénuité était visible sur toute sa personne. Il attirait ceux-là mêmes qui étaient le plus indifférents à la gloire littéraire, le plus dépourvus de raffinement... »
On le pressa de parler en public et ce projet le séduisit beaucoup, bien qu’il ne fût rien moins que conférencier.

 

S’adresser à ces hommes du fond de la Méditerranée, qui nous ont apporté tant d’éléments de notre substance intérieure, poser devant eux « les problèmes actuels », quelle chance de pouvoir, pendant une heure, créer un grand champ magnétique et spirituel, sortir de sa propre division, sentir sa propre vie multipliée. Il souhaitait vivement donner et recevoir cette preuve de soi, mais en même temps, ce maniaque du retirement avait peur de se produire dans le plus grand cinéma de la ville. Le monstre collectif qu’il avait à affronter lui donnait par avance une crispation nerveuse qu’il dominait très mal. Il voulut aller voir d’avance plusieurs fois le fascinant et redoutable hémicycle. Il en revenait plus troublé qu’avant. C’est alors qu’il eut l’idée de demander à quelques amis de paraître sur le plateau avec lui : ils se placeraient en demi-cercle derrière son fauteuil afin que le rayonnement de leurs sympathies se concentrant sur sa personne lui donnât la force de haranguer cette hydre aux mille visages. Cette proposition parut singulière et, à quelques-uns, bouffonne. Le maître ne se laissa pas dissuader. Avec un entêtement d’adolescent, il
voulut sentir derrière lui, tandis qu’il parlerait, ce réservoir magnétique, sinon aucune parole ne pourrait sortir de sa bouche ; Schéhadé se fâcha, parla de chantage sentimental, d’exhibitionnisme, refusa de s’aligner dans le « jeu de massacre ». Il fallut se passer de lui, dans ce fer à cheval de sympathies qui dirigea sur le conférencier, tandis qu’il parlait, une sorte de bombardement cathodique...


« À Beyrouth, il ne donnait à personne l’idée qu’il n’était plus un jeune homme... Visiblement, le vieil Orient lui plaisait à cause de l’esprit d’égalité et de cordialité qu’il met dans les relations humaines, et aussi parce que l’homme ne s’y dégrade pas (pas encore) en bourgeois et n’y ressemble pas à une mécanique. En conversant avec les jeunes gens de Beyrouth, il aimait à mesurer cette profondeur de la connaissance et de la pratique de l’homme, immanente à ces très vieilles communautés. Tant de religions avaient abouti là, à ce commerce si familier de l’homme avec l’homme que les dieux avaient fini par s’en aller, n’ayant plus rien à faire... Au cours de ces journées de printemps où Seyrig l’emmena à Afka cueillir les anémones d’Adonis, nous comprîmes enfin que l’art, entendu comme volonté de style, avait guéri Gide des défauts de sa nature, de son fond sournois, de ses faussetés infantiles, de son égoïsme onanique et calculateur... Voilà pourquoi, à la fin, son art et son art de vivre s’étaient confondus, en ce dernier personnage, celui que nous avions sous les yeux, incarnant une sagesse selon la culture dont les peuples remerciaient la France, au milieu de l’angoisse moderne... »
Tel fut le témoignage de Gide envers le Liban en 1946. Reste à relever que l’ouvrage publié à cette occasion a été vendu selon son désir au profit de la Croix-Rouge libanaise.


* Avocat et professeur. Ancien président du conseil d’administration de la Caisse nationale de la Sécurité sociale et des Archives nationales.

(1) « Marelles sur le parvis »,
p. 52 et suivantes – Plon 1958.


Retrouvez aussi notre supplément, L'Orient Littéraire

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