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À La Une - L’éditorial de Issa GORAIEB

D’un naufrage à l’autre

Dans quel gouffre de détresse, dans quels abîmes de désespoir faut-il être tombé pour se décider un jour à racler les fonds de tiroirs, à vendre à bas prix ses dérisoires biens ? À mendier, au besoin, une rallonge à ses proches ? À confier enfin la fruste récolte au gentil passeur qui, en échange, vous emmènera, avec femme et enfants, dans une croisière de rêve, vers une terre lointaine où, dit-on, il n’y a qu’à se baisser pour trouver sinon de l’or, du moins un bon emploi.

 

Pour des dizaines de migrants clandestins libanais, ce rêve d’eldorado tournait, le week-end dernier, au cauchemar. Ce qu’ils ne savaient pas, à leur départ de la mère-patrie, c’était la rapacité des réseaux mafieux de négriers exigeant de se faire payer d’avance et laissant croupir ensuite, des semaines durant, leurs clients démunis à Djakarta. C’était ensuite la fatale traversée à bord d’un rafiot pourri qui n’avait absolument aucune chance contre la tempête. Comble de malchance, c’est une Australie plus que jamais résolue à enrayer l’immigration illégale que tentaient de gagner ces malheureux boat people ; une Australie envahie à longueur d’année d’illégaux venant de pays en crise et dont le Premier ministre conservateur, tout récemment élu, vient de clôturer une visite-éclair en Indonésie pour débattre de cette question avec les autorités locales ; pour tout dire, une Australie qui se voit reprocher aujourd’hui de n’avoir pas volé au secours des naufragés avec toute l’énergie – et la promptitude – nécessaires...


Le drame n’aura pas manqué de rappeler tristement au souvenir des Libanais les aléas, grandes misères et périls de cette saga de l’émigration dont la légende persiste à ne retenir que les grands moments. Liban partout est en effet l’orgueilleux slogan qui nous aide à faire l’impasse sur la cause fréquente de tels déracinements, sur tant de ternes parcours n’ayant vraiment rien d’une success story. Or c’est une terrible famine – on faisait couramment, en ce temps-là, la chasse aux rats – qui, durant la Première Guerre mondiale, poussait une multitude de Libanais à l’exode. Et c’est encore la guerre de quinze ans qui jetait sur les chemins de l’exil des centaines de milliers de nos compatriotes.


La guerre, c’est la guerre. Mais que dire de cet autre, et non moins implacable, faiseur d’émigrés – ou bien alors de révoltés – qu’est un horizon totalement bouché, bien qu’en temps de paix ? Au plus fort de l’âge d’or qu’a connu le Liban, subsistaient, notamment dans le Sud à forte population chiite, des régions entières exclues de cet extraordinaire boom économique et touristique et privées de courant électrique, d’eau courante, d’écoles et d’hôpitaux. Là trouvait son origine un Mouvement des déshérités fondé par un homme de religion, se voulant au départ pacifique, mais qui ne tarderait pas à se muer en milice.


Tout aussi défavorisé que le Sud des années 70 est encore, à ce jour, le Akkar auquel s’étaient arrachés les naufragés d’Indonésie. Oubliée d’un État incroyablement ingrat, puisqu’elle lui fournit traditionnellement un gros contingent d’hommes de troupe, cette province peuplée en majorité de sunnites dépérit à vue d’œil dans l’indifférence des gouvernements successifs et même, disent les plus indignés, de ses propres élus. Le seuil de pauvreté y est monnaie courante et comme si tout cela n’était pas encore assez, les habitants doivent maintenant se serrer pour faire un peu de place, dans leur aire d’infortune, aux centaines de milliers de réfugiés syriens qui se sont installés dans la région.


Du Akkar d’aujourd’hui, devenu vivier d’islamistes, comme du Sud d’hier préfigurant, après l’intermède Amal, le règne incontesté du Hezbollah, c’est en définitive le même enseignement qui peut être tiré : la faim conduit à l’expatriation, c’est entendu ; mais c’est bien d’elle que se nourrissent les radicalismes religieux de tout poil, surtout quand les parties politiques sont trop occupées à se disputer le pouvoir pour s’intéresser à des dossiers aussi vitaux que le développement.


Le Liban est un champion de l’endurance. Grâce à une extraordinaire vitalité, il a admirablement survécu à une longue série de guerres, d’invasions et d’occupations. Ce sont les entre-deux guerres qu’il s’avère incapable, hélas, de gérer.

 

Issa GORAIEB
igor@lorient-lejour.com.lb

Dans quel gouffre de détresse, dans quels abîmes de désespoir faut-il être tombé pour se décider un jour à racler les fonds de tiroirs, à vendre à bas prix ses dérisoires biens ? À mendier, au besoin, une rallonge à ses proches ? À confier enfin la fruste récolte au gentil passeur qui, en échange, vous emmènera, avec femme et enfants, dans une croisière de rêve, vers une terre...

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